Dans cette «Lettre ouverte à monsieur le Président de la République», Kaïs Saïed, l’auteur exprime «l’indignation d’un modeste citoyen sidéré de voir l’incarnation de l’autorité de l’Etat tourner le dos, le samedi 20 mars 2021, à la célébration de la fête de l’indépendance de son pays».
Par Adel Zouaoui *
Monsieur le Président,
Je m’adresse à vous, avec beaucoup de déférence, à travers ces quelques lignes pour vous exprimer toute mon indignation. Celle d’un modeste citoyen sidéré de voir l’incarnation de l’autorité de l’Etat tourner le dos, le samedi 20 mars 2021, à la célébration de la fête de l’indépendance de son pays.
Cette journée-là était terne, morne et morose, tout à fait ordinaire. Elle était comme toutes les autres en ces temps de crises. Ne devrait-elle pas être particulièrement empreinte de joie, de fierté et de festivités.
Monsieur le Président, au cas vous l’auriez oublié, la Tunisie a retrouvé son indépendance le 20 mars 1956. Une date mémorable que rien n’égalera, même le formidable exploit du lancement du premier satellite tunisien Challenge-one dont vous avez suivi les premières étapes.
Monsieur le Président, je ne remets aucunement en cause votre présence à ce fameux exploit. Ce dernier constitue bel et bien un petit pas pour l’aérospatial, mais résolument un très grand pas pour la Tunisie. Votre soutien à cette première prouesse technologique réalisée par des jeunes en pleine ferveur est plus que symbolique.
D’ailleurs, n’êtes-vous pas le défenseur d’une jeunesse bouillonnante d’énergie ? Laquelle est encore et toujours freinée dans son élan par une bureaucratie ombrageuse et pesante.
Mais qu’à cela ne tienne. En vous absentant à la célébration de la fête de l’indépendance de la Tunisie, vous avez manqué votre rendez-vous avec le récit national. Ce qui est incompréhensible et même inadmissible.
Monsieur le Président de la République, auriez-vous oublié qu’il vous échoit d’incarner les symboles de l’Etat. La fête de l’indépendance en est l’un des plus forts.
Autour de trois millions d’électeurs vous ont élu pour incarner leurs espoirs, mais aussi leurs symboles et leur mémoire. Et surtout pour leur rappeler ce qui est en commun entre eux tous.
L’indépendance de la Tunisie, le 20 mars 1956, constitue indiscutablement notre socle national. Ce dernier est inébranlable, malgré toutes sortes de tentatives, avortées, de le fissurer.
En étant aux abonnés absents le jour du samedi 20 mars2021, c’est comme si vous aviez écarté d’une chiquenaude ce moment fort de notre histoire contemporaine. C’est comme si vous aviez tenté de rompre le lien qui nous lie les uns aux autres. Lequel lien fait de nous une nation à part entière dans le concert des nations libres et souveraines.
Il ne vous est pas loisible, occupant la magistrature suprême, d’esquiver cette date fatidique de l’histoire de la Tunisie. Elle a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui, des Tunisiens, fiers de l’être.
Pour préserver votre neutralité, vous devez nous épargner votre propre interprétation de l’histoire. Condition sine qua non pour être le président de tous.
Sacher alors que la lutte nationale pour l’indépendance de la Tunisie ne se résume pas en la personne de Habib Bourguiba, au cas où cette figure vous exècre. Il en était certes le symbole, mais il n’était pas le seul à s’être sacrifié pour l‘indépendance de ce pays. Bourguiba s’inscrivait dans un continuum de lutte pour la liberté et la dignité qui s’était enclenché bien avant lui.
Un continuum qui a débuté par l’affaire du Djallez en 1911, pour se poursuivre avec les manifestations du 9 avril 1938, le bombardement de Sakiet Sidi Youssef, le 8 février 1958, et la bataille de Bizertele 17 juillet 1961.
Auriez-vous oublié tous ces milliers d’anonymes qui sont tombés pour que notre pays soit libre et indépendant ?
Auriez-vous oublié les figures de proue qui ont jalonné le mouvement national : celles de Abdellaziz Thaalbi, fondateur du Destour, Tahar Sfar, Mahmoud El-Materi, Bahri Guiga, Slimane Ben Slimane, Salah Ben Youssef, Habib Thameur, Ferhat Hached, Moncef Bey, Ahmed Tlili, ainsi que Bchira Ben Mrad, Wassila Bourguiba, Chérifa Messaadi et j’en passe et des meilleurs.
À tous ceux-là vous avez tourné le dos et affiché votre mépris. Un mépris qui frise l’arrogance.
Le samedi 20 mars 2021 était une journée tout-à fait ordinaire, même triste, sous un ciel lourd et pesant, assombri, de surcroît, par la sinistrose d’une double crise économique et sanitaire.
Et pourtant, on aurait voulu vivre un moment de fierté et de liesse. On aurait aimé voir les rues de notre capitale et nos villes pavoisées aux couleurs nationales. On aurait aimé vous entendre parler avec emphase et fierté du récit de notre histoire contemporaine. On aurait aimé voir notre ciel illuminé par des feux d’artifices. On aurait aimé vivre notre 14-Juillet à l’unisson. Mais hélas, ce fut le contraire.
Aux multiples frustrations que nous subissons vient s’ajouter encore une autre. Le samedi 20 mars 2021 était une journée comme toutes les autres, avec son lot de soupçons et de vindictes, de parjures et d’insultes.
Quel souvenir auront nos enfants de cet évènement une fois adultes ? Aucun. Qu’a-t-on à leur dire et à leur raconter? Est-ce encore une occasion manquée avec notre histoire contemporaine?
Monsieur le Président de là où vous êtes, n’êtes-vous pas redevable, comme nous tous, à ceux qui ont sacrifié leur temps, leur jeunesse et leur vie pour que nous devenions ce que nous sommes aujourd’hui ?
Mal vous en a pris. En dévoyant cette fête nationale, n’êtes-vous pas en train d’accréditer l’idée saugrenue, celle qui prétend que nous sommes loin d’avoir acquis notre entière souveraineté. Laquelle idée siffle à bas bruit comme un larsen depuis la prétendue révolution du 14-Janvier 2011.
Enfin pour parler d’honnêteté, une valeur chère à votre cœur, par laquelle vous avez séduit vos électeurs, sachez monsieur le Président de la République que rendre hommage aux pères fondateurs de notre nation relève aussi d’une autre honnêteté, celle-ci intellectuelle? Car la propreté morale, à elle seule, ne suffit pas. Elle doit aller de pair avec des valeurs telles que la gratitude et la reconnaissance envers les sacrifices consentis par les anciens.
Ça fait dix longues années que nous avons été empêchés de rêver d’une Tunisie meilleure. Alors de grâce, soyez, dorénavant, le gardien de notre mémoire collective.
Vous nous éviteriez certainement de mourir une deuxième fois.
*Retraité de la Cité des Sciences de Tunis, ministère de l’Enseignement supérieur.
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