Awatef Ridene est productrice-réalisatrice, Tunisienne native de Kélibia, elle est très attachée à l’Italie, pays natal sa mère et c’est dans cette double appartenance qu’elle puise son inspiration cinéaste, soucieuse de préserver la mémoire des êtres et des choses. Entretien avec une jeune artiste à l’imagination foisonnant d’idées et de projets.
Propos recueillis par Monia Ourabi *
Vous êtes une cinéaste qui se distingue, sur la scène artistique tunisienne, par une démarche exploratrice de la mémoire. D’où vous vient cette vocation et qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous y a destinée?
Je suis une modeste cinéaste qui adore son métier. Tous mes films sont écrits avec amour; et comme dit le photographe de mode italien Paolo Roversi: «Je me reflète en mes sujets et ils se reflètent en moi».
Parce que le cinéma vend du rêve, on rêve souvent d’en faire notre métier…
À l’adolescence, j’étais une fille très désobéissante, rebelle aux traditions (je me fous de ce qu’on pense de moi), je suis contre l’injustice (faite aux femmes) et Maddalena, personnage de mon premier long métrage, a subi cette injustice. J’ai donc choisi d’étudier le cinéma pour pouvoir parler et faire parler les femmes.
Après avoir obtenu une maîtrise en gestion et management, pour faire plaisir à mes parents, j’ai choisi d’étudier le cinéma dans une école privé à Tunis, puis la langue italienne dont je suis, à présent, diplômée.
Vos productions reflètent votre bilinguisme arabo-tunisien, souvent présent à des degrés divers dans le panorama cinématographique maghrébin. Mais vous avez une singularité qui fait de vous une créatrice singulière: la pratique de la langue italienne. Comment est-ce venu? Pourquoi cet attachement culturel?
Le bilinguisme des Tunisiens est officiellement tuniso-français, mais il y a eu une communauté italienne importante jusqu’au début des années 1960.
Sans savoir que je suis issu d’une famille d’origine italienne, durant mon adolescence, j’ai adoré regarder les films italiens, écouter la musique italienne en m’isolant dans mon coin préféré face à la mer. Par temps clair, l’horizon c’est la rive sud de la Sicile qui invite à rêver, écrire et fuir un monde matérialiste que je supporte difficilement. J’ai longtemps cru que mon âme sœur était italienne, sans savoir pourquoi cette langue m’a donné autant d’émotion. Mais c’est le décès de ma mère qui m’a fait découvrir la raison de cet attachement en jetant une lumière sur cette part importante de mes origines, reléguée aux oubliettes. J’ai alors décidé donc de réaliser ce film ‘‘Maddalena’’.
Etudier l’italien, cette langue d’amour et m’imprégner de cette culture a été le meilleur moyen de bien communiquer avec les Italiens et avancer dans mon travail.
L’Italie c’est une partie de vos origines et cela vous a inspiré comme vous dites le long métrage ‘‘Maddalena’’. Une vraie fresque. Pouvez-nous parler de la trame de l’histoire et surtout de l’héroïne principale?
‘‘Maddalena’’ est une histoire vraie inspirée de l’itinéraire de mon arrière grand -mère, une histoire d’amour d’une Italienne pour un Tunisien, qui a tout sacrifié pour lui et pour ses enfants pour se retrouver, en fin de compte, deuxième épouse.
Maddalena, ce personnage est-ce un peu de vous-même?
Maddalena c’est l’histoire d’une femme forte, une femme libre, qui voulait améliorer sa situation. Elle est arrivée seule à Tunis pour chercher un travail… C’est mon histoire, l’histoire de ma mère, de ma grand-mère; c’est l’histoire de toute femme qui croit dans un amour inconditionnel et qui lui sacrifie sa vie sans la moindre reconnaissance. Il ya beaucoup de Maddalena sur cette terre.
L’Italie fait aussi partie intégrante de votre personnalité, tout en étant tunisienne. Les deux facettes sont-elles compatibles?
Sans aucun doute, le sang italien coule dans mes veines, la Tunisie et l’Italie sont mes deux rives (droite et gauche), indissociables, les Tunisiens et les Italiens se ressemblent : le même comportement, la gestuelle, la joie de vivre, la gastronomie, sans oublier l’histoire commune qui nous relie.
Les liens étroits entre Kélibia et la Sicile étaient très étroits; on peut les constater encore aujourd’hui. Ils sont toujours chez eux ici. Ceux qui possèdent des bateaux viennent les week-ends rendre visite à leurs familles.
Le canal de Sicile est le bras de mer situé en mer Méditerranée entre la Sicile et la Tunisie. «Canal du cap Bon» ou encore «canal de Kélibia» en référence à la péninsule du cap Bon et à la ville de Kélibia du coté tunisien. Ce sont les liens commerciaux qui avaient permis les mariages mixtes entre les Italiens et les Kélibiennes. Kélibia en garde aujourd’hui, une image de tolérance et d’ouverture d’esprit.
L’Italie, vous arrive-t-il d’y séjourner? Qu’est-ce que vous privilégiez là-bas?
Le protagoniste principal de mon film, qui est en réalité mon oncle maternel, est décédé, victime de la Covid-19. Je suis donc obligée de retarder mon séjour programmé en Italie. Sa mort a renforcé la conviction que ce projet est nécessaire pour préserver cette mémoire.
Des collaborations plus approfondies sont-elles envisageables pour les deux entités cinématographiques? Et quelles seraient vos visions d’avenir à propos de cela?
Après le film ‘‘Efriqyamere’’ qui traite le sujet des Africains qui passent les frontières tunisiennes vers l’Italie, nous sommes en train de préparer deux films. Le premier, le long métrage ‘‘Maddalena’’ entre la Tunisie et l’Italie; on a tourné la partie tunisienne et on a reprogrammé, en septembre (à cause de la Covid-19) la partie italienne. Le second, ‘‘L’odeur du passé’’ est une production tuniso-parisienne (Clupea Prod et Prestige Prod), c’est un doc-fiction qui a déjà obtenu une subvention du ministère de la Culture en Tunisie.
Quels sont vos autres projets?
Notre prochain projet sera une fiction-comédie intitulée ‘‘Hyper-tension’’ et j’espère lui trouver un financement.
Qu’appréciez-vous, si l’on se réfère au trilinguisme, en Italie, en Tunisie et en France?
L’histoire de Rome, l’hospitalité des Italiens, la musique, l’art, le cinéma et la cuisine. Je suis tout simplement amoureuse de l’Italie. En France c’est la richesse artistique et culturelle qui m’attire. La Tunisie, c’est mon pays natal, c’est ma langue maternelle, l’odeur du jasmin, les petites ruelles, la tolérance. C’est l’oxygène dont j’ai besoin pour rester debout.
Que préconisez-vous dans votre existence? Quel message pour nos lecteurs?
J’accepte avec bon cœur toute critique, mais sachez que mes films sont réalisés avec autant d’amour. Toute question qui m’aiderait à avancer dans mon travail sera la bienvenue.
* Doctorante, Université Paris 1 La Sorbonne.
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