Nous empruntons à nos amis afro-américains leur «Black Lives Matter» («La vie des noirs compte») pour dire à nos dirigeants, la rage au ventre d’avoir été trahis et malmenés par eux, tout le mépris que nous leur vouons. Aujourd’hui, nous regrettons de les avoir estimés dignes de notre confiance. Naïvement, nous avons cru en leur capacité de nous faire oublier la dictature de Ben Ali. Innocemment, nous avons misé sur leur compétence pour nous sortir d’affaire. À présent, nous découvrons qu’ils n’ont été que des moins-que-rien. Aujourd’hui, nous évacuons cette candeur qui était la nôtre aux premières heures de l’euphorie révolutionnaire. Nous avons grandi…
Par Moncef Dhambri *
Basta, notre destin vaut plus que vous ne le pensez !
Notre vie compte et nous la prendrons en charge nous-mêmes, toute entière. Gardez pour vous vos boniments, vos faussetés, votre crainte de Dieu, votre constitution «la meilleure du monde», votre populisme du «peuple qui veut» et votre expertise de technocrates à deux balles. Aux sociaux-démocrates, aux libéraux, à la gauche, aux progressistes et aux modernistes, nous leur disons qu’un jour viendra, peut-être, pour eux de s’essayer au pouvoir et à la direction des affaires du pays –nous pourrions faire appel à leur service, si le besoin s’en ressent.
Nos faillites se ramassent à la pelle
À trop avoir laissé faire les islamistes et leurs associés, à s’être trop contenté du bulletin de vote et de la modique liberté d’expression, à avoir, aussi, boudé les urnes, à n’avoir pas su attirer notre jeunesse et susciter en elle l’intérêt pour la chose politique, le peuple tunisien compte aujourd’hui les multiples échecs de son «exception arabe».
Qu’avons-nous hérité de notre Révolution du jasmin ?
Rappelons, ici, en vrac certaines de ces déconvenues que nous imputons à ceux qui ont gouverné notre pays depuis le 14 janvier 2011.
En décembre 2010, notre monnaie nationale s’échangeait à près 0,52 euro. Aujourd’hui, le dinar tunisien vaut 0,30 euro. Traduisons : en l’espace d’un peu plus de dix ans, notre monnaie en comparaison à l’euro a perdu près de 42% de sa valeur.
Aujourd’hui, selon l’Institut national de la statistique (INS), le taux de pauvreté dans notre pays atteint les 21%, c’est-à-dire que plus d’un Tunisien sur cinq ne se nourrit pas à sa faim, ne s’habille pas, n’est pas logé, etc., décemment…
Autre avilissement de la personne tunisienne, ce taux de chômage qui a atteint, selon l’INS, les 17,4%, au 4e trimestre de l’année dernière, soit, là aussi, près d’un Tunisien éligible au travail sur cinq.
Notre système de santé et notre éducation, longtemps fiertés méritées du génie tunisien, sont eux aussi à la peine. Il y a un an, Saïda Manoubia et Sidi Mehrez nous ont protégés contre la Covid-19. Au sortir de la première vague de la pandémie, le virus n’a tué «qu’une cinquantaine» de nos compatriotes. En milieu de semaine dernière, la Tunisie a franchi le seuil des 10.000 morts, multipliant ainsi par 200 fois en vies tunisiennes le prix de nos négligence et impréparation pour faire face à l’envahisseur pulmonaire chinois. La catastrophe pourrait être plus désastreuse, avertissent les experts sanitaires : le système hospitalier tunisien est essoufflé, certains de ses services sont au bord de la saturation, la pénurie d’oxygène est proche, les lits de réanimation affichent un taux d’occupation national de 85 à 90%, la campagne de vaccination, lancée il y a plus d’un mois et demi, a le plus grand mal à décoller, avec les 250.000 vaccinés sur les 12 millions d’habitants que compte notre pays, soit un très maigre taux d’immunisation de 2,08%. L’immunité collective en Tunisie va devoir attendre !
Que frustrations et désenchantements
Aujourd’hui, nos écoles primaires, nos lycées et notre enseignement supérieur n’en peuvent plus de souffrir et la vingtaine de ministres de l’Education et de l’Enseignement supérieur de la période post-révolutionnaire n’ont pu rien faire pour sauver les meubles de nos institutions du savoir. Ils portent tous la responsabilité d’avoir été incapables de redorer le blason de notre enseignement ou de n’avoir pas su remédier à la faible performance de notre système éducatif, tous ses cycles confondus : à titre d’exemples, les 51,3% des adolescents tunisiens qui ne finissent pas le lycée et les 100.000 élèves qui quittent l’école chaque année font honte à ce qu’était il n’y a pas si longtemps la plus glorieuse réussite de notre Indépendance.
Il y a également ce système politique qui, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, n’a jamais cessé de tomber en panne. Avant même que la nouvelle constitution n’ait été mise en œuvre, il a fallu que toute la rue tunisienne, immense et unanime, se mobilise en un gigantesque sit-in d’Arrahil de l’été 2013 pour que la Troïka (la coalition des Ennahdha, Congrès pour la République et d’Ettakatol) batte en retraite, cède du terrain, fasse des concessions et remette le pouvoir pour que la Tunisie passe au chapitre suivant… Ensuite, est intervenue, pendant un long quinquennat (de 2014 à 2019), l’interminable succession des stop-and-go, des surplaces, des rétropédalages, improvisations et rétrogradations.
Toutes ces impasses, toutes ces pertes de temps, l’amateurisme et l’incompétence de nos dirigeants ont donné les preuves indéniables que notre transition démocratique n’a jamais été réceptive à la satisfaction des aspirations politiques, économiques et sociales des Tunisiens.
La frustration et le désenchantement ainsi nés durant les cinq premières années de l’entrée en vigueur de la nouvelle constitution se sont exprimés de la manière la plus claire et nette lors des législatives et présidentielle de 2019. En effet, ces scrutins ont «dégagé», sans ménagement ni distinction, tous les tenants de la démocratie représentative, toutes les formations politiques, toutes les élites et leurs incompétences –pour leur surdité aux attentes des Tunisiens.
Jouer avec le feu
Ce soulagement, par le bulletin de vote, n’allait être que d’une courte durée : le coup de balai électoral de 2019, qui a notamment laminé NidaaTounes et réduit sensiblement l’envergure de l’Oiseau bleu nahdhaoui, a porté au pouvoir des représentants du peuple brouillons, irréfléchis et loufoques. Très vite, l’on s’est rendu compte que les dés de la nouvelle donne de 2019 étaient pipés : les islamistes, toujours prompts à la combine et à l’entourloupe, ont trouvé alliances et pare-chocs pour servir leur stratagème de mainmise sur l’Assemblée des représentants du peuple (ARP); Abir Moussi, avec son Parti destourien libre (PDL), criera nuit et jour au loup «frériste»; les Attayar, Echaab, Tahya Tounes, Machrou et autres blocs et groupes parlementaires du Palais du Bardo continueront à faire de la figuration et à s’illusionner que leur parole compte encore.
Dans le même temps, à Carthage, le nouveau locataire n’a jamais cessé de s’écouter parler et, chaque fois qu’un micro lui est tendu, il a toujours confondu déclarations présidentielles et cours magistral de droit constitutionnel, où ses péroraisons populistes rivalisent avec ses messages codés indéchiffrables.
Autant dire, donc, que ce que l’on a qualifié de tsunami électoral de 2019 n’était, en réalité, qu’une vaguelette qui n’a amélioré en rien l’essentiel du quotidien de l’écrasante majorité des Tunisiens. Bien au contraire, la situation s’est profondément détériorée et les espoirs de la sortie de cette grave crise se sont amenuisés, alors que nos élus dont la responsabilité première consiste, normalement, à s’atteler au plus vite au sauvetage du pays, continuent à jouer avec le feu et à mettre en danger le destin de tout le peuple.
À quelque deux ou trois mois près, le début du deuxième quinquennat de la nouvelle constitution a correspondu à l’éclatement de la pandémie de la Covid-19. Une Tunisie, à la recherche de ses repères depuis neuf ans, ne pouvait tomber aussi mal lorsque la «grippette» venue de Chine, qui s’est vite transformée en un monstre dévastateur, frappa à notre porte : éreinté, vidé, désorienté, manquant de foi, dépourvu de moyens et désuni, notre pays ne pouvait être si désarmé. Et surtout lorsque les Kaïs Saïed, Rached Ghannouchi et Hichem Mechichi –tous autant qu’ils sont mal inspirés– s’estiment indispensables : le premier, un illuminé, trimbale encore son utopie électorale du «peuple veut»; le deuxième, malveillant, magouille, magouille et re-magouille encore pour l’instauration de sa théocratie rêvée; le troisième est un petit énarque qui a goûté au pouvoir et qui ne voudrait plus s’en séparer.
Essayez de chercher dans la tête de ces trois personnes de la place pour l’intérêt suprême de la Tunisie et des Tunisiens. Vous n’en trouverez, je vous le garantis !
* Universitaire.
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