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Nidaa Tounes dans l’impasse ou l’héritage de la discorde

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Croyant préparer sa succession à la tête de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi a mis en place toutes les conditions de l’explosion de «son» parti.

Par Yassine Essid

On avait cru que l’autocratie dynastique absolue était à jamais exclue de l’histoire de la Tunisie. Tout en étant présent dans d’autres composantes de la société, le principe héréditaire de type marchand ou industriel avait, hormis quelques survivances, tiré à son tour sa révérence n’ayant pas survécu au triomphe du capitalisme financier.

Béji Caïd Essebsi (BCE), se trompant probablement d’époque, a trouvé à la fois naturel et légitime d’envisager de transmettre le mouvement, dont il fut le fondateur, à son fils Hafedh de peur d’avoir à s’adosser à des repreneurs étrangers à la famille dussent-ils être mieux formés, plus dynamiques et plus compétents que sa progéniture.

Maître de maison et domestiques

Comme pour tout entrepreneur, BCE est venu avant l’entreprise Nidaa Tounes, perçue dès le départ à travers sa personnalité de chef. Il réussit à lui assurer une rapide insertion dans un monde politique plus large où se confrontent différentes logiques, aussi bien idéologiques que sociaux-économiques. Il s’est progressivement composé une parfaite identification avec un succédané du «za’îm» Bourguiba, celle d’un chef doux, à la figure paternelle et rassurante auquel une génération de Tunisiens demeurait encore sensible car elle espérait le voir redonner au peuple de la fierté, de l’espoir, et qu’il fera don de sa personne pour sauver le pays.

BCE s’est révélé, en effet, être un fin politicien des anticipations, des gains futurs, du calcul astucieux et des stratégies élaborées par-delà les routines, les hésitations, les controverses du quotidien et les interférences nombreuses de la gente politique. Il faut admettre cependant qu’il fut durant toute une campagne un homme seul. Sa vie et sa personnalité  étaient difficilement assimilables à un état-major auquel était adjoint un réseau d’opportunistes dont l’adhésion et le loyalisme restaient bien incertains. Il était comparable à ce maître de maison assisté de domestiques peu fiables, ou à un notable entouré de métayers indélicats et bien d’autres suppléants.

Cependant, tous les membres du mouvement se répartirent des rôles précis pour se battre en vue d’un objectif commun: gagner les élections. Bien que soutenu par une main-d’œuvre qui avait la foi en la réussite, BCE demeure tout au long du chemin le représentant unique et incontournable de Nidaa Tounes, le seul capable d’identifier les voies menant à la victoire finale. Ses faits et gestes étaient alors indissociables de son action politique. La victoire de Nidaa Tounes à l’issue du vote aux législatives lui fournira un bon tremplin pour sauter plus haut jusqu’à la magistrature suprême.

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BCE a trouvé à la fois naturel et légitime d’envisager de transmettre Nidaa Tounes à son fils Hafedh.

Toute organisation a besoin, pour vivre, d’une autorité dirigeante. Analyser cet aspect revient à examiner le rôle de BCE au milieu de ceux qui l’entourent dans un type d’exercice du pouvoir et de l’autorité. Même si cela  est resté implicite, militants et responsables politiques du mouvement, engagés dans une compétition féroce pour les responsabilités et les portefeuilles,  où les plus dignes étaient impitoyablement piétinés, avaient continué à se référer à une légitimité, à des principes définis, chacun revendiquant une proximité vécue auprès de BCE considéré comme un démiurge, comparable au général qui a remporté des victoires et qui n’a même plus besoin des limites que lui impose la constitution pour diriger le pays.

Mais lorsqu’on est «fils de ses œuvres», on cherche aussi à fonder une dynastie. La  conception de la vie étant familiale, on fait appel à son fils en priorité, choisi comme un continuateur censé être bien imprégné du savoir-faire du père pour pouvoir à son tour répondre à l’appel de l’histoire.

Le souci dynastique consiste à transmettre en donnant une bonne et solide éducation au jeune garçon dont on aimerait faire un héritier. BCE envisagea alors, avec un certain attendrissement, de confier à Hafedh un rôle dans cette organisation dont il fut le plus ardent promoteur. Mais toute prise de rôle exige un moment d’apprentissage où la nouvelle recrue, encore inexpérimentée, dépourvue de compétence, du moins celle que confère un diplôme d’études supérieures, est appelée à s’approprier les connaissances nécessaires, intérioriser des représentations et acquérir une notoriété qui lui assurent les moyens d’entrer dans l’institution et de grandir au-dessus de la stature commune aux courtisans.

Mais la belle permanence dont on fait crédit trop spontanément au destin nous trahit parfois. Devant le caractère peu dégourdi, débonnaire même, d’un fils auquel manquera toujours  ce profil qui fait la valeur de l’homme politique, et que ses détracteurs finiraient bien par le lui rappeler un jour, le père resta désemparé sans pour autant s’abandonner définitivement au découragement. Car comment arrivera-t-il à lui faire endosser le rôle attaché à la fonction de  dauphin présumé, l’imposer comme le seul candidat possible à sa succession, alors que son profil ne l’y prédispose pas et qu’il justifie de faibles ressources intellectuelles et politiques? Profondément contrarié de savoir que son enfant est incapable de réaliser le grand rêve, le père opta provisoirement pour un fils putatif, Mohsen Marzouk en l’occurrence, en attendant que le vrai s’élève à une hauteur suffisante lui permettant d’être son digne successeur afin que le parti puisse vivre et lui survivre.

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Le père opta provisoirement pour un fils putatif, en attendant que le vrai s’élève à une hauteur suffisante.

Les «frères» ennemis

Dans l’esprit de BCE, l’idée avait alors germé de confier à son fils des responsabilités de plus en plus grandissantes dans le parti, l’aider progressivement à répéter son futur rôle tout en le faisant profiter de cette rente que procure la filiation directe avec le père et fondateur du mouvement. L’héritier aura alors quelques mois pour s’y préparer.

Mais la tâche n’est pas aisée et, maladresse impardonnable, l’impétuosité du fils de se placer au-devant de tous, fut publiquement et vivement contestée lors de sa nomination comme tête de liste de Tunis 1 aux législatives.

Le père, confronté à ce tollé général d’indignation devant un acte de pur népotisme, se rétracte et revient sur cette décision irréfléchie. Au lendemain des élections, BCE, confirmé par le suffrage universel, conforté dans son nouveau statut de chef tout-puissant du parti de la majorité et président de la république, parachute son fils, cette fois en toute autorité, directeur des structures du parti.

Par-delà la famille, un réseau d’amitiés et des relations personnelles commence à jouer un rôle de plus en plus essentiel, en dépit des principes primordiaux de la démocratie, la liberté et la subsidiarité inhérents à la vie au sein d’un parti politique nonobstant son obédience. Certains, en raison de leur fidélité à la fois au père et au fils, bénéficieront d’une ascension progressive plus rassurante que d’autres. Nidaa Tounes, majoritaire à l’assemblée, se gonfle peu à peu de militants, de sympathisants et de parvenus mais s’y interfèrent aussi des conflits internes que le père-fondateur prétendait arbitrer en cherchant à satisfaire tout le monde sans nuire à l’avenir de son fils.

A la fois dehors et dedans, juge et parti, BCE n’a cessé d’être sollicité pour désormais arbitrer entre Marzouk, féal arrogant et autoritaire, qui s’estimait politicien chevronné et qui, au nom d’un imaginaire rapport de dépendance spirituelle avec BCE, s’installa en conquérant, exigeant une organisation et des stratégies nouvelles, des plans d’action inédits, usant de ruses et de menaces afin de se protéger de son rival, Hafedh, lequel était appuyé de soutiens douteux qui, de son côté, revendique un patrimoine au nom de la filiation directe tout en proclamant que son appartenance familiale ne contredit en rien sa propre aspiration à l’autonomie. Il  finira par être publiquement plébiscité par une fraction dissidente de Nidaa Tounes à Djerba.

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Ridha Belhaj, Mohsen Marzouk et Hafedh Caïd Essebsi: Les frères ennemis.

Des enfants brutalement orphelins

Différentes dynamiques naissent dans tout parti politique, se rencontrent, suscitent des divisions, agissent dans le désordre au sein d’un tissu humain très complexe et divers. Des  divergences verront alors le jour, des réunions plus musclées engageront ensuite Nidaa Tounes dans un tourbillon d’épreuves de forces, d’accusations, d’injures, de tractations infructueuses, d’arbitrages erronés, de défections, qualifiés par certains cauteleux comme autant d’étapes nécessaires dans la maturation d’un mouvement politique.

Bien que le «bon fils» est passé d’un «je» à un «nous» relationnel, il était loin de douter que  depuis sa récente et solennelle intronisation à Sousse, la succession s’annoncerait si complexe, que toutes les conditions d’une explosion du parti et d’une hécatombe dans les rangs de ses adhérents étaient engagées et qu’un déclin inexorable s’impose désormais à l’ensemble du  mouvement brutalement orphelin d’un pater familias dépositaire d’un pouvoir virtuel et dormant et qui  a perdu définitivement le sens des réalités.

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