Sans véritable stratégie bien ficelée, planifiée, coordonnée et rigoureusement mise en œuvre, un Etat, quel qu’il soit, ne peut que perdre la guerre, quelle qu’en soit la nature et quelle que soit l’ennemi. C’est malheureusement le cas de la Tunisie dans sa guerre contre la Covid-19, avec des généraux en ordre dispersé.
Par Raouf Chatty *
En Tunisie, un peu plus que partout ailleurs, la pandémie de Covid-19, qui a fait 16.000 morts en environ 16 mois, s’est transformée en un nouvel enjeu politique, un sujet de compétition effrénée au sommet de l’Etat entre le président de la république, Kaïs Saïed, et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, tous deux dépassés par l’ampleur de la tâche et incapables de trouver les bonnes réponses à cette grave menace qui n’est pas près de se terminer.
Saïed surfe sur la pandémie pour régler ses comptes avec Mechichi
Intervenant, dans la soirée du 3 juillet 2021, lors d’une réunion d’urgence avec les hauts cadres sécuritaires et militaires, en l’absence remarquée des deux ministres concernés, au moment où plusieurs villes et villages en Tunisie sont frappés de plein fouet par la pandémie, le président Saïed a critiqué l’action gouvernementale dans la gestion de la crise sanitaire, soulignant que les chiffres sont alarmants et que la Tunisie se place deuxième au niveau mondial en nombre de décès rapporté au nombre d’habitants, parlant comme un simple observateur, comme si lui-même n’y était pour rien.
Enfonçant le clou, le chef d’un Etat tanguant au milieu de la tempête comme un «bateau ivre» a relevé que les mesures prises par le gouvernement sur les recommandations de la commission scientifique sont en nette déconnexion avec une situation sanitaire en constante détérioration, ajoutant que certaines mesures n’étaient pas prises sur la base de recommandations scientifiques mais pour servir des intérêts politiques et sans le moindre souci pour la santé des citoyens. Ambiance…
Dans les circonstances sanitaires dramatiques que traverse actuellement le pays avec des milliers de familles endeuillées, un système sanitaire en passe de s’effondrer, des professionnels de santé complètement dépassés, des citoyens pas toujours disciplinés… se pose la question légitime sur la plus-value que pourraient apporter ces critiques violentes exprimées par la plus haute autorité de l’Etat contre le gouvernement pour aider à la solution de cette crise sanitaire, préserver la population et alléger ses souffrances.
Crise sanitaire et contingences politiques
Depuis l’avènement de la pandémie de Covid 19, sa gestion par les autorités publiques a connu des hauts et des bas à la faveur des contingences politiques, avec quelque trois voire quatre ministres qui se sont succédé à la tête du ministère de la Santé en une année et demi, sans compter les remue-ménages au sein de la commission scientifique en charge du dossier, où des conflits de personnes, de compétences et de visions sont vraisemblablement venus perturber la marche de la stratégie nationale anti-Covid.
Les lourdeurs accusées dans la gestion de la pandémie concernant les vaccins (acquisition, participation au système Covax, diplomatie sanitaire, rapport avec l’Organisation mondiale de la santé, campagnes de vaccination…) ont aggravé la situation et contribué au bilan catastrophique actuel de 16 000 morts, alors qu’en juin 2020, on n’en comptait que 50.
Avec le début officiel de la pandémie, début mars 2020 (même si elle avait commencé plusieurs mois auparavant en Chine), le monde entier a compris que celle-ci était partie pour durer et transformer radicalement le monde, en bousculant tous ses paramètres scientifiques, politiques, économiques et sociaux. Il était donc urgent et impératif que les pouvoirs publics prennent très sérieusement les devants en mettant sur pied des équipes multidimensionnelles d’experts pour réfléchir sur les politiques à mettre en œuvre pour faire face à cette nouvelle menace qui est en passe de modifier les relations sociales dans un même pays tout comme les relations internationales. Malheureusement, rien ou presque n’a été fait en Tunisie, où les pouvoirs publics sont restés fidèle à leur méthode consistant à parer au plus pressé en reléguant les questions stratégiques aux calendes grecques.
Le mufti Othman Battikh ajoute son grain de sel
Aujourd’hui et pour éviter que le bilan ne s’aggrave davantage à l’approche de la fête de l’Aid El-Kébir, occasion qui va donner lieu à des centaines de rassemblements sociaux dans les marchés pour l’achat des moutons et provoquer, soyons-en sûrs, des milliers de contaminations supplémentaires au Covid-19, sans parler des déplacements entre les régions pour les rassemblements familiaux auxquels donne lieu habituellement cette fête populaire, le bon sens aurait incité le chef du gouvernement, lui-même atteint du Covid-19 et observant le confinement chez lui depuis plus d’une semaine, des mesures audacieuses, comme celle de sursoir cette année à la célébration de l’Aid El-Kébir qui intervient à un moment critique.
Le mufti de la république, le cheikh Othman Battikh, qui, il y a deux jours, s’est opposé aux nombreux appels de Tunisiens appelant à l’annulation cette année du rite du sacrifice du mouton au motif qu’il s’agit d’une pratique prophétique hautement recommandée, aurait mieux fait lui aussi de faire preuve de bon sens et d’esprit de responsabilité en invitant les Tunisiens, dans ces circonstances exceptionnelles très graves, à ne pas pratiquer ce rite cette année, l’islam – et cela on ne va tout de même pas le lui apprendre – appelant les fidèles à ne pas mettre leur vie en danger.
Le mufti ne doit pas oublier que sa mission est hautement politique car elle dépasse le cadre strictement religieux et intellectuel et doit tenir compte du contexte sanitaire dans le pays, qui fait peser de graves menaces sur la vie des citoyens. Sa mission consiste à contribuer à sauver des vies et non pas à allonger la liste des morts…
À bon entendeur.
* Ancien ambassadeur.
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