Depuis des années, tous les observateurs indépendants avaient fait le même diagnostic, la Tunisie va très mal : endettement insoutenable, corruption à tous les étages, pauvreté galopante, institutions républicaines bloquées et crise morale sans précédent… Mais ce n’est pas que la responsabilité des autres, nous sommes tous impliqués dans cet échec collectif, même si ce sont ceux qui ont dirigé le pays, toutes tendances confondues, qui en assument l’entière responsabilité sur le plan politique et doivent en rendre compte un jour.
Par Helal Jelali *
Deux jours après le départ de Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, un vieux parent illettré me disait: «La révolution est morte le 14 janvier, à 20h, deux heures après le départ de l’ancien président…» Et il m’expliquait que lorsqu’il avait vu à 20h à la télévision les visages des personnalités qui allaient assurer la transition, il comprit que le «jasmin ne passera pas la nuit».
Le même soir, je contactais un ancien ministre plénipotentiaire d’un pays européen qui avait sillonné les pays arabes durant une quinzaine d’années, et avait rencontré Habib Bourguiba, Jamal Abdel-Nasser, Hafedh Al-Assad, Saddam Hussein…, sa réaction était lapidaire: «Cette équipe va goudronner les routes, vous n’aurez pas plus ?».
Béji Caïd Essebsi a ouvert une voie royale devant les islamistes
Comment un mouvement islamiste dont les dirigeants étaient tous en exil à l’étranger était-il devenu en une seule année le premier parti politique de ce pays? Nous avons refusé de voir que la grande majorité des militants du RCD avait tourné la veste en une nuit… Nous avons aussi refusé de voir que Béji Caid Essebsi, qui deviendra chef de gouvernement provisoire en 2011, puis président de la république, en 2015, et le président d’Ennahda Rached Ghannouchi se sont ligués pour empêcher l’émergence d’une nouvelle génération de politiciens et enterrer définitivement les revendications sociales exprimées lors du soulèvement.
Qui pourrait reconnaître aujourd’hui que feu Caïd Essebsi, son fils Hafedh et tous leurs sbires, traficotant à tous les étages avec les dirigeants islamistes, portent une responsabilité historique sur les conséquences de leur gestion du pays, du moins entre 2015 et 2019. Isolé et malade, l’ancien président a imposé son fils pour diriger le deuxième parti politique du pays, Nidaa Tounes en l’occurrence, aujourd’hui quasiment mort, et a occupé ses partisans avec un projet de loi sur l’égalité homme-femme dans l’héritage. Encore une manipulation machiavélique.
Qui a crié haut et fort que l’ancien Premier ministre Youssef Chahed est un néo-libéral qui défendait les OGM et partisan de libéralisation totale du commerce des produits agricoles? Mohamed Abbou, qui nous joue aujourd’hui le rôle de M. Propre, n’a-t-il pas défendu bec et oncles les fameuses Ligues de protection de la révolution (LPR), des milices islamistes violentes, et ne s’est-il pas opposé fermement à leur dissolution en 2013? Il voulait même, à l’époque, les intégrer dans ses projets de création d’un parti politique. Ce parti, Al-Karama, sera créé en 2019, mais par Ennahdha, et il siège même à l’Assemblée depuis cette date.
Depuis 2014, tous les Tunisiens que je rencontre me disent allègrement : «Cette élection est la bonne, Ennahdha va s’écrouler…» Et à chaque fois, ce parti faiblit certes en nombre d’électeurs mais ramasse toujours la mise… En 2018, lors des élections municipales, les islamistes ont fait la fête dans les grandes villes. C’était le jackpot pour leur implantation territoriale. Depuis, ils quadrillent le territoire national.
Nous préférons ignorer les causes et pleurer sur les effets
Qui sont les responsables de cet immense gâchis? Les abstentionnistes, bien sûr, car le taux de participation à ces municipales était de 36%. La grande majorité de mes amis et voisins, qui ne cessent de dénoncer les islamistes, n’ont jamais mis les pieds dans un bureau de vote. Le jour du scrutin, il mangeaient un couscous et faisaient la sieste. Leur argument était tout trouvé: «Tous pourris». Avec cette logique, Rached Ghannouchi serait élu président de la république en 2024… Et Nourredine Bhiri, président de l’Assemblée.
Nous préférons ignorer les causes et pleurer sur les effets. L’histoire retiendra que même les sages et les «chibanis» de ce pays avaient failli avec leur leitmotiv sur les islamistes : «Ils n’iront pas très loin», disent-ils encore aujourd’hui. Non, messieurs, si rien de sérieux n’est fait pour les arrêter, ils seront là pour quelques années encore.
Arrêtons de crier sur les toits que le Qatar et la Turquie sont les seuls soutiens d’Ennahdha. Disons aussi que la majorité des grands patrons tunisiens ouvrent aussi leurs portefeuilles pour soutenir leurs «nouveaux amis» et fervents serviteurs.
Nous avons passé dix longues années à se voiler la face, à ne pas reconnaître la vérité et à ne pas regarder la réalité en face: nous sommes tous, à différents degrés, responsables et coupables, même si certains le sont un peu plus que d’autres.
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
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