La décision audacieuse du président tunisien, Kais Saied, de limoger le chef du gouvernement et de geler le parlement, dimanche 25 juillet 2021, est le plus grand défi auquel cette démocratie naissante est confrontée depuis la révolution de 2011. L’armée tunisienne, qui avait contribué à faciliter le départ de Ben Ali il y a dix ans, a soutenu la démarche actuelle du président Saïed.
Par Francis Ghiles *
Depuis que les manifestations de rue ont renversé le dictateur Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011, les Tunisiens ont pu voter lors d’élections libres, s’exprimer avec peu de crainte de la répression, une situation que leur envieraient tous leurs voisins arabes. Les événements se sont alors déroulés si rapidement que les puissances extérieures ont été prises par surprise et incapables d’influencer l’issue des événements.
Une décennie plus tard, les gens autrefois ravis par les avantages potentiels du changement sont déconcertés par ses coûts réels. Comme Hussein Agha et Robert Malley l’avaient noté à l’époque, ce qui s’est passé en Tunisie a bouleversé la théorie de Lénine. Le dirigeant russe soutenait qu’«une révolution victorieuse nécessitait un parti politique structuré et discipliné, une direction solide et un programme clair». La rébellion égyptienne, comme son précurseur tunisien, et à la différence de la révolution iranienne de 1979, ne possédait ni organisation, ni dirigeants identifiables, ni agenda univoque.
Ce n’est pas l’islam ou la pauvreté elle-même qui ont provoqué le soulèvement, c’est l’humiliation écrasante qui a privé la majorité des Tunisiens de moins de trente ans du droit d’exercer un contrôle sur leur propre vie. «Hiya thawrat al-karama» («C’est une révolution de l’honneur et de la dignité») criaient les manifestants dans les rues de Sidi Bouzid dans les hauts plateaux pauvres de Tunisie.
La révolte a surpris les dirigeants occidentaux car le pays était présenté par la Banque mondiale et l’Union européenne comme un modèle de bonne gouvernance. C’était un mythe commode, un camouflage de pratiques qui, sous couvert de libéralisme et de privatisation, étaient devenues de plus en plus prédatrices. La plupart des Tunisiens ont compris d’instinct que l’hypocrisie et une lecture orientaliste du Moyen-Orient ne permettaient pas à l’Occident de comprendre.
L’armée tunisienne est garante de facto de l’intégrité de l’État
Lorsque le président Kais Saied a limogé son Premier ministre et suspendu le Parlement le 25 juillet, il a pris par surprise les Tunisiens et les puissances étrangères. Ni les États-Unis ni l’Union européenne n’avaient encore une fois la moindre idée de ce qui était sur le point de se dérouler. Mais, dix ans après le «printemps arabe», l’initiative audacieuse de Kais Saied pourrait donner une seconde chance à la démocratie tunisienne. La nomination du colonel-major Khaled Yayiaoui, chargé de la sécurité du président et officier de la plus haute intégrité républicaine, pour superviser le ministère de l’Intérieur jusqu’à la formation d’un nouveau gouvernement, témoigne de l’attachement du président à préserver les libertés individuelles en Tunisie. D’autres officiers supérieurs de la sécurité et de l’armée tels que l’amiral à la retraite Kamel Akrout qui a récemment appelé Saied à invoquer l’article 80 de la Constitution et à dénoncer l’intention du gouvernement de louer des terres domaniales à des investisseurs qatariens, étouffant ainsi le projet dans l’œuf, semblent jouer un rôle de soutien à ce mouvement.
Akrout, qui est issu d’une famille modeste, a également déclaré qu’il était consterné par le fait que 25% des Tunisiens vivaient dans une pauvreté absolue. L’armée tunisienne est professionnelle, apolitique et n’a aucun intérêt économique. Elle ne ressemble à aucune autre armée dans le monde arabe. En tant que garant de facto de l’intégrité de l’État, nombre de ses officiers saluent sans aucun doute ce qui équivaut à un rejet de la forme chaotique et corrompue de la «démocratie» que les dirigeants ont imposée au pays.
Ennahdha est responsable de la mauvaise gouvernance du pays depuis 2011
Le leader du mouvement islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, s’est empressé de dénoncer un «coup d’État» mais il doit partager la responsabilité du nivellement par le bas qui caractérise l’économie du pays depuis 2011 et la gestion inadéquate de la pandémie de Covid-19 par le gouvernement.
Ennahdha a participé à tous les gouvernements depuis 2012. Cela a alimenté d’âpres conflits culturels en 2012-2014 qui ont remis en question l’égalité des hommes et des femmes, une réalisation clé des dirigeants post-indépendance. L’incompétence du parti en matière de gestion économique, sa vision rentière de l’économie et son incapacité à mobiliser les ressources intérieures du pays sont partagées par la plupart des partis politiques de la région.
La stratégie d’Ennahdha, qu’il partageait avec les élites capitalistes et bureaucratiques dont le pouvoir et la capacité de manipuler le système étaient épargnés par les changements politiques qui balayaient le pays, condamnait la Tunisie, société très ouverte aux nouvelles idées occidentales, à poursuivre le déficit de croissance responsable des taux de chômage importants et en constante augmentation sous Ben Ali, en particulier chez les jeunes, et avait très peu de chances de sortir le pays du bourbier.
La démocratie souillée par la pratique politique des grands partis
Aujourd’hui, les taux de chômage sont plus élevés qu’en 2011, le niveau de vie a baissé, les disparités régionales sont plus marquées que jamais. Une majorité de jeunes Tunisiens rêvent de quitter ce qu’ils considèrent comme un navire en perdition. A leurs yeux, le concept de démocratie a été souillé par la pratique politique des grands partis.
Les observateurs occidentaux pourraient considérer le pays comme une «démocratie naissante», mais une corruption endémique, un parlement qui ressemble à un souk bruyant, une chambre législative plus soucieuse des transactions d’argent que des débats d’idées, des députés qui agressent physiquement leurs collègues ne prouvent guère les références démocratiques agitées par Rached Ghannouchi. Le deuxième plus grand parti Qalb Tounes est dirigé par un magnat des médias, Nabil Karoui, qui a passé du temps en prison pour blanchiment d’argent et évasion fiscale. Le prédécesseur de Kais Saied, Béji Caid Essebsi s’était montré peu intéressé par la réforme du système judiciaire, pilier essentiel de la démocratie.
Les compétences politiques de Saied seront pleinement mises à l’épreuve
Kais Saied a été élu président à la suite d’un ras-de-marée électoral en 2019, mais présider n’est pas gouverner, car cela exige davantage de compétences et de prérogatives politiques. L’une des raisons pour lesquelles Saïed a choisi de rompre le nœud gordien est que la Constitution de 2014 ne définit pas clairement les pouvoirs du chef de l’État et du Premier ministre, et encore moins du président du parlement. La conséquence a été des querelles interminables entre les trois avec un Premier ministre qu’un homme d’affaires de Tunis qualifie de «monument d’incompétence».
Le chef de l’Etat se considère comme l’incarnation du deuxième calife de l’islam, Omar Ibn Al-Khattab, appelé aussi Al-Farooq (celui qui distingue le mal du bien). L’armée tunisienne avait soutenu la décision audacieuse du président comme elle avait contribué à faciliter le départ de Ben Ali il y a dix ans. C’est une petite force entraînée par les États-Unis qui, depuis l’indépendance, jouit du respect de la majorité des Tunisiens. Elle reste l’institution étatique la plus fiable.
Des dizaines de milliers de Tunisiens de tous âges et de toutes conditions sociales sont descendus dans la rue pour célébrer l’annonce de la décision du président dimanche soir. Ils réclamaient un leader fort, du respect et de la dignité, qu’ils pensaient avoir gagnés en 2011, et des emplois. Alors qu’il passe d’une position morale inflexible à la direction du pays, les compétences politiques de Kaid Saied seront pleinement mises à l’épreuve. La popularité de l’armée aussi.
Lundi, le président a promis solennellement de défendre les droits individuels de ses compatriotes et s’est entretenu avec le secrétaire d’État américain Anthony Blixen qui a réitéré le soutien des Etats-Unis à la Tunisie. Il a suivi d’un appel au chef de l’Etat algérien, dont le ministre des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, s’est rendu lundi à Tunis. Mardi, Saied s’est entretenu avec Charles Michel, le président du Conseil européen. Le soutien de ces poids lourds sera la clé du succès éventuel de Saied.
Contrairement à certains médias occidentaux et moyen-orientaux, la plupart des Tunisiens ne se considèrent pas eux-mêmes ou leur président comme enterrant une «démocratie» dont ils n’ont jamais bénéficié des avantages économiques et sociaux promis.
Certains médias occidentaux et arabes décrivent la Tunisie comme une «démocratie fragile». De nombreux Tunisiens, sinon une majorité d’entre eux, considèrent probablement leur président comme un combattant pour reprendre un État capté par des lobbies politiques et économiques corrompus qui le menaient à sa ruine.
Comme toute initiative audacieuse, celle du président Saied comporte des risques. Les prochaines semaines diront s’il va suivre une feuille de route appropriée.
Traduit de l’anglais par I. B.
* Chercheur associé principal au CIDOB (Barcelone).
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Ahmed Mestiri : Le grand président que la Tunisie n’a jamais eu
En Tunisie, la périphérie prend une revanche historique
Dans l’Assemblée nationale tunisienne, «le poisson pourrit par la tête»
Donnez votre avis