Il ne faudrait pas crier victoire. Le parti islamiste Ennahdha n’est nullement défait et la relève est déjà prête avec les mêmes credo : financement douteux, mensonge, double langage, autocritique factice comme celle des maoïstes dans les années 1970, et en prime, les slogans habituels : consensus et dialogue.
Par Dhaou Ben Tahar *
Il y a un signe qui ne trompe chez Ennahdha, un parti longtemps habitué à la clandestinité : il vit la nuit et dans les gouvernorats intérieurs, ses réunions sont secrètes et même son action caritative est nocturne, généralement après 22 heures.
Avec la victoire aux élections municipales de 2018 – taux de participation 36% – le parti a renforcé son maillage territorial.
La grande majorité des Tunisiens – y compris les politiques – ignorent totalement le fonctionnement interne du parti islamiste surtout dans les régions et les petites villes. La discrétion et le goût du secret sont, depuis quelques années, les maîtres-mots de leur action.
Les militants avaient bien compris les raisons de l’échec de leurs alliés d’Ansar Charia : pas de parade dans les rues, pas de bavardage dans les cafés, pas d’ostentation devant les voisins… Les militants sont disciplinés, sobres, et économes. L’ostentation des Nahdhaouis n’est visibles que dans quelques grandes villes.
Une mainmise sur le secteur tertiaire
Les Nahdhaouis ont profité des années de la Troika (2012-2014) et de Beji Caïd Essebsi (2014-2019) pour avoir des crédits bancaires pour se lancer dans nombreux commerces. Leur spécialité est la distribution – gros et demi-gros – de tous les produits de consommation courante.
Dès dizaines de milliers d’épiciers font leurs courses chez eux. Après les épiciers, ils avaient attaqué les quincailleries, les boutiques d’ustensiles, et enfin, le jackpot depuis 2 ans : la distribution des produits agricoles, et notamment les différents types de fourrages pour les ovins et les bovins, dont les prix ont doublé en deux ans. Bientôt, ce sera au tour des engrais chimiques, des pesticides, et bien sûr les semences. Ce n’est pas un hasard s’ils tiennent à contrôler l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap), dirigée par l’un des proches de Rached Ghannouchi, Abdelmajid Ezzar.
La mainmise des islamistes sur une partie du secteur tertiaire est devenue un élément structurant du parti Ennahdha, business et politique ne faisant qu’un.
Par leur discrétion, certains d’entre eux se sont engouffrés dans le commerce informel et transfrontalier avec une facilité déconcertante. Ils y sont arrivés grâce à leurs relations avec les barons du commerce informel en Libye (à Misrata, capitale historique des affaires dans le pays voisin) et en Turquie.
La crise de la distribution de la semoule, au printemps 2020, est caractéristique de cette main basse sur ce secteur.
Un parti-entreprise qui voulait devenir un parti-Etat
Les moyens financiers dont dispose le pouvoir municipal est un autre facteur de la force du parti islamiste. Nous avons affaire à une continuité territoriale de leur action quotidienne. Un pouvoir qui pourrait distribuer des petits privilèges à ses militants les plus fidèles ou assidus.
Ennahdha chapeaute en sous-main des centaines d’associations caritatives, culturelles, sportives pour les enfants, de soutien aux métiers de l’artisanat et produits agricoles du terroir. La force du parti est aussi son implantation rurale.
Que ce soit au nord-ouest du pays, au centre et jusqu’à l’extrême sud, les islamistes sont actifs dans, presque, tous les douars. Leur créneau dans ces zones situées loin de l’urbanisation, le commerce de proximité, convivial et familial. C’est le petit commerce qui répond aux besoins quotidiens ou saisonniers dans les petits villages.
Voilà donc un parti structuré par plusieurs pôles de la société tunisienne et surtout dans le secteur économique. C’est une sorte de parti-entreprise, une holding aux ramifications diversifiées avec une des micro-cellules politiques très chères à l’ex-parti Baas irakien ou au parti bolchevique.
Par conséquent, ses dirigeants, qui n’hésitent plus d’afficher leurs richesses, vont considérer l’épreuve de force avec le président Kais Saied comme une bataille pouvant être fatale pour leur parti. Et ils feront tout, y compris l’appel à l’ingérence étrangère, pour ne pas la perdre, car ils y ont beaucoup à perdre.
Rappelez-vous, après leur départ du gouvernement en janvier 2014 et la formation du gouvernement Mehdi Jomaa, nombreux avait chanté prématurément la fin d’Ennahdha. Le retour du bâton était dur…
Ennahdha pourrait connaître des dissidences, des scissions et, le cas échéant, changer de nom, comme on change d’une enseigne commerciale. C’était le cas des mouvements islamistes turcs avec 20 ans de batailles internes. Mais vu les structures «sédimentées» et la composition multiforme du parti, les islamistes ne disparaîtront pas, du jour au lendemain, de la scène politique tunisienne. Ils feront juste une nouvelle mue, comme un serpent qui se débarrasse de sa peau pour se doter d’une autre.
L’électorat du parti fondé il y a près d’un demi-siècle par Rached Ghannouchi; il pourrait devenir une mosaïque de petits groupuscules à la manière des «trotskistes», mais il bénéficie d’un résiduel de militants très acquis à la cause et très pugnace.
Ne l’oublions, après 2011, leur première école a été celle du RCD – qui ne s’est vraiment pas dissout après le départ de Ben Ali. Beaucoup de ses membres n’ont pas tardé à faire leur trou au sein d’Ennahdha, où ils ont été accueillis à bras ouverts.
Les islamistes tunisiens se considèrent plus comme une communauté autonome par leur adhésion aux mêmes valeurs que des citoyens membres d’un parti politique. Le sentiment communautaire et la solidarité atténuent chez eux l’élan vers la communauté nationale et vers la cohésion sociale.
Fragmentation sociale ou séparatisme communautaire, c’est aux anthropologues d’étudier de plus près cette situation inique.
* Retraité.
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