«Malheur au peuple qui n’a pas de chef. Malheur au peuple qui a besoin d’un chef» : c’est cette citation de Bertolt Brecht que Rashid Sherif met en exergue de sa trilogie autobiographique «Retour au pays natal : Lorsque les mêmes causes produisent les mêmes effets», où il évoque son expérience de la Tunisie, son pays natal, avec lequel il avait renié, à 80 ans, après un long exil professionnel aux États-Unis au lendemain de la révolution du 17 décembre 2010 – 14 janvier 2011. Nous en reproduisons de bonnes feuilles de cet ouvrage écrit après le tournant du 25 juillet 2021, édité à compte d’auteur et sorti récemment en librairie en Tunisie.
Par Rashid Sherif *
En exil volontaire prolongé, je rentrais au pays suite à l’insurrection populaire, 17 décembre 2010.-14 janvier 2011. Dans la semaine, je m’engageais comme volontaire auprès du Croissant Rouge – en tant que médecin et si besoin, psychiatre, thérapeute systémicien – pour participer aux secours des milliers de réfugiés africains, asiatiques et libyens, au campement de Ras Jedir, à la frontière avec la Libye. **
La révolution confisquée par les pseudo-religieux
L’Intifada avait soulevé l’enthousiasme général, en particulier l’espoir de femmes et de jeunes à l’avant-garde de ces luttes, au mot d’ordre : «Shoughl. Hourria. Karama Watania’ (Travail, Liberté, Dignité nationale). Or, dans son discours à l’Onu, Barak Obama avait revendiqué ces événements insurrectionnels, révélant les interférences étrangères. Cela augurait de l’usurpation, par la suite, des fruits de ces luttes. De fait, la colère populaire fut récupérée par des forces obscures à l’affût, lesquelles appliquèrent les procédés décrits par le politologue Gene Sharp, fondateur de l’Albert Einstein Institution, qualifiée de «vitrine idéologique de la CIA». Il existe un lien avéré entre celle-ci, des organisations subversives du genre Otpor (renversement de gouvernement par la voie de la non-violence de masse) et des institutions américaines (CIA, NED, Soros, Freedom House, IRI et plus). Jeunes d’Europe de l’Est, de Tunisie, d’Égypte, du Nicaragua, du Venezuela, et d’ailleurs avaient reçu une «formation technique» subversive, par les soins d’agences du Département d’État, comme la NED.
Les lendemains ont donc vite déchanté. L’indépendance venait d’être séquestrée pour la troisième fois, en un demi-siècle. Très tôt, les forces vives essentielles, porteuses du changement, furent rendues invisibles, marginalisées, violemment réprimées parfois. Les demandes légitimes des jeunes – travail dans la dignité –, furent ignorées. La scène fut accaparée par les vieux castrateurs de tous les temps : figures de régimes passés honnis, alliées à des politicards vieillis, et surtout aux méprisables marchands en religion, agents antipatriotiques, cheval de Troie des Frères Musulmans, parachutés de Londres.
Á ce propos, il est impératif dedistinguer la religion musulmane de sa manipulation politique – induite par les services britanniques MI6 et la CIA –, sous des labels trompeurs tels que islamisme, islam politique, islam démocratique, pour mieux masquer ces ennemis des peuples à majorité musulmane.
Le processus de destruction de l’État tunisien en marche
L’Assemblée Constituante, devenue un cirque minable, fut convertie de façon abusive en une assemblée parlementaire, entre les mains de ces forces obscures. Elle tarda à dessein, pendant plus de deux ans, sous les manœuvres d’Ennahdha au pouvoir, à rédiger la nouvelle constitution, alors que trois mois, six tout au plus, auraient largement suffi. Elle fut truffée d’une chose et son contraire, suite à des transactions politicardes et aussi en monnaie trébuchante, opérant par clans dits laïques et pseudo-religieux.
Entre-temps, à la tête du gouvernement provisoire, les tenants du wahhabisme et les francs-maçons se sont attaqués au pays comme pour dépecer une proie. Avides de pouvoir, d’argent, ils se targuent d’une «convergence» avec les forces impériales des USA et de l’Otan. Ils cherchent à essaimer le sectarisme, contraire à l’islam, appuyés par les roitelets du Golfe, à coups de pétrodollars, et par la Turquie. Ils expédièrent plus de quatre mille jeunes écervelés en Irak, en Syrie, comme mercenaires bon marché, égorgeurs de citoyens innocents, à la solde de l’Otan.
Mieux encore, ils vidèrent en un tournemain les caisses de l’État, enrôlèrent leurs adhérents incompétents en masse dans la fonction publique, bradèrent des propriétés de la nation. Ils ne firent et ne font que s’acharner à désintégrer l’État de l’intérieur, selon leur mission assignée. Circonstance aggravante, ils fomentèrent des assassinats politiques qui endeuillèrent terriblement la nation, et marquèrent les esprits d’un traumatisme durable. Á ce jour, les auteurs intellectuels de ces abominables crimes se retrouvent dans les arcanes du pouvoir et dans ses coulisses, assurés de l’impunité, par une justice aux ordres.
Entre-temps, comme par le passé, au grand désespoir de l’attente du peuple, les forces politiques dites progressistes, demeurent divisées, désorientées, dépourvues de stratégie. Leurs militants vieillissent à l’ombre de leur négativisme stérile, d’opposants permanents, aux mêmes postes, dépassés par le cours des réalités nouvelles. En l’absence d’une praxis sur le terrain, ils abusent de formules creuses, incapables d’actualiser (aggiornamento) un schéma théorique d’emprunt, celui de soixante-huitards… sur le tard. De temps à autre, ces contemplatifs touchants publient des communiqués de parade. Ils laissent ainsi le champ libre aux réactionnaires de tout bord, lesquelles s’activent à détruire l’État, pour le compte de puissances étrangères et la terrible secte des Frères Musulmans.
Une décade de galère sous le règne des islamistes
C’est ainsi que les forces vives de l’insurrection furent à dessein démobilisées, dans le ressentiment. Au bout de décades d’un exil volontaire, je retrouvais un pays abandonné au FMI, à la Banque mondiale, à une forme de consommation fictive, avec une monnaie dévaluée, des dettes impayables et leur corollaire, les intérêts. Il en fut de même de la tutelle financière qui mena à la colonisation française, par le Traité du Bardo.
Ainsi, la nation demeure dépendante, dans le sillage de la vieille France. Je constate, amer, le même ennui du passé, la même culture du désespoir: une large frange de diplômés récupérés par les occidentaux, gratis! sinon au chômage permanent; des jeunes se jettent à la mer, ou se suicident, d’autres se font égorgeurs en Irak, en Syrie ; bref, l’image d’un pays qui n’aime pas ses enfants. Jeune, je connus cette toxicité diffusée par les mêmes ennemis du dedans et du dehors. De là mon exil. Cette trilogie en témoigne.
Les jeunes en galère
Les vieux en misère
Le peuple en colère !
Cette dernière décade sous le joug d’Ennahdha fut fatale: la pauvreté s’est étendue brutalement, les couches moyennes se retrouvent dans le besoin. Bref, l’enfer a repris insidieusement, suite à la cassure des luttes populaires émergentes, entre 2010-11. Á moins – et ce n’est nullement sous l’effet de l’illusion subjective – que le feu ne couve sous des cendres apparentes, un feu vivace, ranimé de génération en génération, à travers les mouvements patriotiques, une jeunesse rebelle qui ne rend pas les armes, lorsque les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Et si notre Nord était le Sud ?
Point de fatalité : c’est aux forces sociales vives d’une nation en souffrance de s’organiser pour rejeter le sort imposé. La lutte par relais, à travers les générations, continue. That’s a must ! Á la fois, la Tunisie n’est pas un îlot. Les peuples, en lutte au sein du Grand Sud Tricontinental, sont une source d’inspiration et d’incitation féconde pour la réalisation de leur souveraineté. Un Uruguayen avait dit avec raison : «Nuestro norte es el sur». (Notre Nord est le Sud).
Une génération peut remplir ou faillir à son devoir historique, disait Frantz Fanon. La mienne, les suivantes, ont été des générations perdues, sciemment sacrifiées. Aux jeunes d’aujourd’hui, certainement mieux armés que nous ne l’étions à l’époque, à elles et à eux de décider de leur propre vocation patriotique, envers et contre les écueils nombreux, les voix défaitistes, les contemplatifs de tout bord, car les forces ennemies de tous les temps, demeurent à l’affût pour les perdre à leur tour.***
(Extrait du dernier chapitre du Tome I de la trilogie, «L’autre Sisyphe.»)
* Exilé volontaire pendant des décades, le Docteur Rashid Sherif est médecin-psychiatre, doté d’autres spécialités médicales, également diplômé en tant que psychothérapeute holistique systémicien, superviseur clinique, élève de l’Ackermann Institute de New York. Plurilingue, il a enseigné ses spécialités au New York Medical College de New York; assumé la direction des services sociaux au siège central de l’Onu, à New York; et assumé également diverses missions de l’Onu et ONG internationales en Afrique, en Palestine, aux Philippines et en Amérique du Sud. Professeur invité aux Universités du Venezuela et de l’Équateur; il est l’auteur de nombreux articles politiques publiés en Tunisie (notamment dans Kapitalis), en Espagne, en France, en Amérique du sud et ailleurs.
** Les titre et sous-titres sont de la rédaction.
*** Le produit de la vente de la trilogie est destiné aux enfants des villages SOS-Gammarth sous tutelle de l’ATVESOS.
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