On ne compte plus le nombre de députés qui ont purgé une peine de prison, sont encore sous les verrous ou poursuivis en justice dans des affaires de droit commun. La loi a-t-elle pu être appliquée à ces «privilégiés de la république» ou ces «hors-la-loi constitutionnels» si leur immunité parlementaire n’avait pas été levée dans le cadre des «mesures d’exception» décrétées par le président de la république Kaïs Saïed, le 25 juillet dernier ? Non bien sûr… Ils auraient sans doute continué à sévir dans la démocratie d’opérette mise en place en Tunisie en 2011.
Par Imed Bahri
Hier, samedi 13 novembre, le député «gelé» Zouhair Makhlouf, condamné la veille à une peine d’un an de prison dans une affaire de harcèlement sexuel portée contre lui par une lycéenne, a été arrêté dans une ferme à Nabeul et conduit à la prison de Mornaguia.
L’affaire remonte à octobre 2019 et elle n’a pu être sérieusement examinée qu’après le 25 juillet, les juges s’étant arrangés, pendant 16 mois, à multiplier les procédures dilatoires pour ne pas avoir à se prononcer sur cette affaire impliquant un député élu sur une liste Qalb Tounes et réputé pour sa proximité avec Ennahdha, les deux partis qui contrôlaient le gouvernement Hichem Mechichi, limogé le 25 juillet.
Des députés sous les verrous
Zouhair Makhlouf a rejoint à la prison de Mornaguia plusieurs autres députés que la levée de leur immunité, le 25 juillet, a également permis de relancer les procès intentés contre eux avant leur élection en 2019. La plupart s’étaient d’ailleurs présentés aux élections pour… bénéficier de l’immunité parlementaire et échapper ainsi à la justice.
C’est le cas, on l’imagine, du député Lotfi Ali (Tahya Tounes), qui a été arrêté le 21 août, après une cavale de quelques semaines. Accusé de corruption, faux et usage de faux, blanchiment d’argent et enrichissement illicite, en lien avec la gestion du transport du phosphate, il a fait l’objet d’un mandat de dépôt et écroué à Mornaguia, le 31 août.
Le 21 septembre, le premier juge d’instruction du tribunal militaire de Tunis a émis un mandat de dépôt contre le député Nidhal Saoudi dans le cadre dite «de l’aéroport de Tunis-Carthage», tout comme son collègue d’Al-Karama, Seifeddine Makhlouf : ils s’étaient alors attaqués aux agents de la police des frontières et voulaient faire passer par la force une voyageuse fichée S17, c’est-à-dire soupçonnée de liens avec le terrorisme.
Yassine Ayari a quitté Mornaguia le 22 septembre après y avoir purgé une peine de 2 mois de prison ferme, en exécution d’un jugement prononcé contre lui par le tribunal militaire de Tunis pour atteinte à l’armée nationale, le 6 décembre 2018, soit un an avant son élection sur une liste du mouvement Amal Wa Âmal, un des nombreux satellites du parti islamiste Ennahdha. Difficile de ne pas voir dans l’attirance de cet ingénieur pour l’Assemblée un intérêt particulier pour l’immunité qu’elle lui offre, sachant qu’il reste sous le coup de plusieurs autres affaires intentés contre lui.
Seifeddine Makhlouf, député de la coalition Al-Karama, satellite d’Ennahdha, avocat de son état, a été placé en détention, lui aussi, le 22 septembre, après avoir menacé un juge dans une salle du tribunal militaire de Tunis. Malgré les demandes de libération déposées par ses avocats, cette grande gueule, qui s’est longtemps cru au-dessus des lois, a été maintenu en détention d’autant qu’il est sous le coup de poursuites judiciaires dans d’autres affaires intentés contre lui, dont celles dites «de l’aéroport de Tunis-Carthage» et de «trafic de fausse monnaie en bande organisée.
Le 20 octobre, le juge d’instruction près du tribunal de première instance de Sousse 1 a émis deux mandats de dépôt contre l’homme d’affaires et député élu sur une liste Tahya Tounes, Mehdi Ben Gharbia et le gérant de l’une de ses sociétés. Les deux hommes sont accusés de faux, usage de faux, corruption financière et blanchiment d’argent. Transféré au service de cardiologie de l’hôpital Farhat Hached à Sousse suite à un malaise, l’ancien président du Club sportif bizertin, quittera l’hôpital le 25 du même mois et sera incarcéré à la prison de Massadine.
Des députés en fuite
D’autres députés, poursuivis dans des affaires de droit commun et qui, au lendemain de la levée de leur immunité, le 25 juillet, ont préféré fuir courageusement la justice : c’est le cas de l’islamiste radical Rached Khiari (Al-Karama), sous le coup d’un mandat d’amener émis contre lui par la justice militaire.
C’est le cas aussi de Ghazi Karoui (Qalb Tounes), qui a quitté illégalement le territoire via la frontière algérienne avec son frère et associé Nabil Karoui, accusé comme lui dans la même affaire d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent (il ont été aperçus la dernière fois le 6 novembre à Barcelone).
Le député Ennahdha Bechr Chebbi, poursuivi par le tribunal militaire pour atteinte au moral de l’armée, est en fuite à Paris, en France, où il a été vu la dernière fois lors d’une manifestation contre le président Kaïs Saïed.
Il y a encore Maher Zid (Al-Karama), un ancien greffier proche du parti islamiste poursuivi dans l’affaire dite «de l’aéroport de Tunisie-Carthage», mais aussi pour avoir subtilisé des documents judiciaires relatifs à des affaires terroristes et qui auraient été retrouvés chez des éléments terroristes arrêtés.
Cette liste est loin d’être bouclée et on peut raisonnablement s’attendre à ce que d’autres députés issus de l’Assemblée «gelée», cités dans des enquêtes judiciaires en cours, soient arrêtés et écroués au cours des prochaines semaines.
La justice en mal de réhabilitation
Se sentant désormais libérés des pressions des partis politiques et soucieux d’éprouver et de prouver par la même occasion leur indépendance et leur crédibilité mises à rude épreuve par leurs soumissions passées, les juges semblent déterminés à mener à bon port les affaires en cours, afin de redorer le blason de leur corporation dont l’apport à la lutte contre la corruption sera déterminant pour l’assainissement de la vie publique et la sauvegarde du processus démocratique en Tunisie, comme ne cesse de l’affirmer le président Saïed, en appelant constamment les juges à jouer pleinement leur mission de salubrité publique.
La chronique des dépassements, des abus et des passe-droit attribués aux dirigeants politiques en général et aux députés en particulier ne saurait se poursuivre sans faire douter les Tunisiens de la légitimité et de l’utilité même du processus politique en cours depuis la révolution du 14 janvier 2011 et leur faire regretter… la dictature de Ben Ali, si ce n’est déjà fait.
Aussi, ceux qui veulent marcher aujourd’hui, dimanche 14 novembre 2021, sur l’Assemblée au quartier du Bardo, dans l’espoir de remettre sur pied l’Assemblée «gelée» et de destituer le président Saïed, sont-ils en train de mener un combat d’arrière-garde qui ne saurait être soutenu par l’écrasante majorité de Tunisiens qui avait lancé un ouf de soulagement lors de l’annonce du gel de cette même Assemblée.
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