Rachid Ammar, l’ancien chef d’état major des armées, vient de sortir de son silence pour comparaître, lundi 3 janvier 2022, devant la chambres de la justice transitionnelle, et répondre des meurtres dont l’armée nationale est accusée durant les événements des 25, 26 et 27 février 2011. Ce genre de procès sert à rétablir la vérité historique et à délimiter les responsabilités, judiciaires et politiques, loin de tout esprit de revanche, de règlement de compte ou d’atteinte à l’honneur des acteurs politiques.
Par Ridha Kéfi
Le général Rachid Ammar, le dernier chef d’état major de l’armée de terre sous Ben Ben Ali, aurait bien pu prendre le pouvoir au lendemain de la fuite de ce dernier, le 14 janvier 2011, les dirigeants politiques de l’époque, notamment Foued Mebazaa et Mohamed Ghannouchi, qui assurèrent quelque temps l’intérim à la tête de l’Etat, étaient disposés à le lui céder volontiers. Mais il a refusé catégoriquement de prendre les rênes du pouvoir, lançant aux politiques présents, le soir même de la fuite de Ben Ali, lors d’une réunion de crise au ministère de l’Intérieur: «La succession politique est votre affaire. Mon rôle de chef de l’armée est de garder les frontières».
L’honneur sauf de l’armée tunisienne
Lorsque, quelques semaines plus tard, lors des fameux sit-in devant le siège du gouvernement conduit par Béji Caïd Essebsi, appelés Kasbah I et Kasbah II, les manifestants l’ont appelé à prendre en main la situation dans le pays, l’officier supérieur a quitté son bureau situé à une centaine de mètres de là et est allé à la rencontre des manifestants, les appelant au calme et les invitant à faire confiance aux nouvelles autorités, allant jusqu’à se porter garant du respect de leurs revendications.
L’homme, qui a ainsi rétabli une situation menaçant de dégénérer, est ainsi resté fidèle à une vieille tradition de l’armée tunisienne, qui l’honore à la distingue de toutes les autres armées de la région, laquelle consiste à ne jamais se mêler des affaires politiques.
Promu le 19 avril 2011 chef d’Etat major des armées, poste créé pour lui, Rachid Ammar quittera, le 24 juin 2013, ses fonctions en faisant valoir son droit à la retraite, alors qu’il aurait pu, comme cela est fréquent dans les hautes fonctions publiques, demander une «rallonge» de quelques années. Et c’est tout à son honneur… D’autant que depuis, et à l’exception de quelques rares sorties médiatiques, on l’a peu vu en public.
C’est donc, on l’imagine, à contrecœur que Rachid Ammar est sorti de sa réserve pour comparaître, lundi 3 janvier 2022, devant la chambres de la justice transitionnelle, et répondre des meurtres dont est accusée l’armée nationale durant les événements des 25, 26 et 27 février 2011.
Personne n’est certes au-dessus de la loi et Rachid Ammar était tenu d’apporter son témoignage personnel sur cette période agitée et sombre, d’autant qu’il en fût l’un de ses principaux acteurs. Il devait aussi témoigner pour aider à révéler la vérité, à définir les responsabilités dans les abus et les crimes commis, et ce pour que justice soit rendue aux victimes et pour que se fasse le nécessaire travail de la mémoire.
Cet exercice dont on imagine la gravité et l’importance aux yeux du peuple, Rachid Ammar s’y est prêté volontiers, en donnant sa version des événements qu’il a vécu, comme acteur de premier ordre ou dont il eût connaissance en tant que témoin.
Loin de tout esprit de revanche
Cependant et au-delà des faits qu’il a relatés pendant son audience par le tribunal, et dont les principaux acteurs étaient le président de la république Foued Mebazaa, le Premier ministre Mohamed Ghannouchi, le ministre de l’Intérieur Farhat Rajhi, le ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi, ou encore Fateh Maatoug, directeur général des unités d’intervention, Yassine Taïeb, directeur général de la sécurité publique, Ahmed Chabir, directeur général de la sûreté nationale, Houssem Marzouki, officier des unités d’intervention, et autres hauts responsables politiques et sécuritaires de l’époque dont les noms ont figuré dans les rapports de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) ayant constitué la base de l’instruction ouverte, ces procès ne devraient en aucune manière se transformer en une chasse de sorcières, comme l’a voulu la très controversée présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine, qui était davantage animée par un désir de revanche que par un réel souci de vérité.
Il ne s’agit donc pas de vouer aux gémonies les hauts responsables qui ont eu à conduire notre pays, dans les conditions difficiles et parfois violentes ayant accompagné les premières semaines de la transition post-14 janvier 2011, et lui ont évité les bains de sang que les transitions similaires ayant eu lieu peu de temps après dans différents autres pays arabes, comme l’Egypte, la Syrie, le Yémen ou la Libye.
Il s’agit plutôt d’aider à la révélation de la vérité, tout en prenant connaissance des conditions dans lesquelles certaines décisions ont dû être prises, parfois à contrecœur et sous l’emprise de l’urgence, et les difficultés qu’a connues leur mise en application dans l’ambiance électrique de l’époque où les nerfs étaient à fleur de peau et où certaines victimes étaient loin d’être irréprochables, ayant souvent provoqué elles-mêmes les incidents qui leur ont valu la mort violente ou les graves blessures.
Bref, il s’agit de procès civils et civilisés, où les éclairages judiciaires viennent rétablir la vérité historique, loin de tout esprit de revanche, de règlement de compte politique ou d’atteinte à l’honneur des hommes et des femmes que leurs missions a projetés, à un moment de leur parcours professionnel et humain, sur les devants de la scène nationale, pour ne pas dire dans l’œil du cyclone de l’histoire, laquelle, on le sait, est une grande mangeuse d’hommes et de femmes.
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