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Le malheur des autres et la fausse compassion des médias

Le malheur du petit Rayan et Le Gouffre des chimères.

Tout le tapage médiatique suscité par le malheur de Rayan, le petit Marocain qui est tombé dans un puits asséché de plus de trente mètres, paix à son âme, n’est pas sans nous rappeler le film prémonitoire Le Gouffre aux chimères dans lequel le réalisateur Billy Wilder a su, soixante-dix ans plus tôt, assembler le puzzle du cynisme médiatique. Dans ce film, on voit que les rouages des médias sont prêts à fonctionner à plein régime, 24 heures sur 24, pour livrer un spectacle en direct du malheur des autres, sous couvert de nobles intentions et qu’ils prennent vite le caractère d’une fausse compassion. Je vous invite à lire cette critique du film Le Gouffre aux chimères que j’ai écrit en octobre dernier.

Par Mohamed Sadok Lejri *

Je viens de voir un vieux film que je ne connaissais pas et que j’ai reçu comme un coup de poing dans la gueule : Le Gouffre des chimères de Billy Wilder. Il est sorti en 1951.

Billy Wilder et Kirk Douglas ont absolument tenu à faire ce film, Ace in the Hole, un titre joliment traduit en français par le jeune Claude Chabrol par Le Gouffre aux chimères. Kirk Douglas y interprète le rôle de Charles Tatum, un journaliste qui s’est fait licencier de plusieurs journaux prestigieux. Il parcourt le pays à la recherche d’un nouvel emploi. Il trouve un poste dans un journal local d’Albuquerque, au Nouveau-Mexique.

Charles Tatum est loin d’être sympathique, il rumine son échec personnel et traite avec beaucoup de mépris tous ses collègues. Il est à l’affût du grand reportage qui aura un succès retentissant et le fera briller dans la sphère journalistique.

En quête du bon coup médiatique

Le patron du journal lui demande un jour de couvrir une chasse aux crotales. Le sujet est loin d’enthousiasmer Charles Tatum. Ce dernier met le cap sur le lieu de l’événement, il est accompagné de Herbie Cook (Robert Arthur), son assistant photographe. Au milieu du chemin, dans un petit patelin coupé du monde, il apprend qu’un homme est bloqué au fond d’une galerie effondrée et qui abrite des tombes indiennes vieilles de quatre cents ans. L’homme était à la recherche d’artefacts enfouis pour les vendre et en tirer par la suite un bon profit.

Charles Tatum flaire le bon coup médiatique. Il tente de faire croire à la victime coincée et à son entourage qu’il mettra tout en œuvre pour la sortir de sa mauvaise situation. En réalité, il mettra au point un plan diabolique pour que le malheureux reste le plus longtemps possible dans la galerie de la montagne afin qu’il ait suffisamment de temps pour couvrir l’accident et en faire un événement national. Pour ce faire, il impliquera le shérif local, Gus Kretzer (Ray Teal), qui a besoin de faire grimper sa cote de popularité, le chef de chantier (Frank Jaquet) qui est pleutre et l’épouse de la victime (Jan Sterling) qui veut se constituer un bon pactole, quitter son plouc de mari et refaire sa vie.

Les dérapages de la société du spectacle

A l’époque, le public n’avait pas bien saisi le message véhiculé par ce film, soit les prémisses de la société du spectacle; d’où le flop commercial d’Ace in the Hole qui est un véritable chef-d’œuvre cinématographique. A cette époque, il n’y a pas encore les grandes chaînes de télévision et les réseaux sociaux. Les gens s’informaient en écoutant la radio et, surtout, en lisant les journaux.

En véritable précurseur, Billy Wilder dénonçait déjà, il y a déjà soixante-dix ans, le cynisme médiatique et le métier de journaliste qui est détourné de sa mission qui est celle d’informer, et non faire du spectacle et du sensationnel.

Les démonstrations du déclin médiatique sont présentes dans ce film qui date de 1951: la machinerie sans pitié des médias qui transforment tout en spectacle, et où tout est manipulation et source de profit; la machine dont les rouages de manipulation et d’instrumentalisation tournent à plein régime, etc. Il suffit d’un premier article pour attiser la curiosité malsaine des foules. Ensuite, on exploite les malheurs des gens en les transformant en des événements spectaculaires et pour se faire de l’argent.

Une dénonciation du cirque médiatique

Le Gouffre des chimères est une vraie réflexion sur le journalisme et la question du sensationnel. Billy Wilder y dénonce le cirque médiatique, l’exploitation de la souffrance humaine, la corruption et les méthodes peu recommandables des journalistes, la foule attirée par les scoops, friande de voyeurisme et qui fait semblant d’être pétrie de nobles intentions… Mais Billy Wilder dénonce surtout et avant toutes choses la nature humaine et sa noirceur.

Le Gouffre des chimères est une belle intrigue qui met en scène un Kirk Douglas dévoré par l’ambition et avide de succès. Kirk Douglas incarne avec force et charisme, avec le génie qu’on lui connaît, l’égoïsme de cet homme antipathique et arriviste dénommé Charles Tatum, en nous faisant comprendre également les réelles motivations qui sont à l’origine de son comportement odieux. Kirk Douglas livre, dans Le Gouffre des chimères, l’une de ses meilleures prestations.

Ce film a une dimension quasi prophétique. C’est un chef-d’œuvre qu’il faut absolument voir !

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