La Tunisie s’est dotée d’une démocratie dernier cri, qui a vu s’encombrer et s’entremêler des institutions et des acteurs publics, tous très vigilants pour freiner les autres mais tous réduits à l’impuissance publique. C’est aussi une démocratie coûteuse en ressources nécessaires à entretenir les «fonctionnaires de la démocratie», gardiens du temple. Il fallait faire comme les «grandes démocraties», et en termes de copiage nous n’avons pas lésiné ssur les moyens. Mais les grandes démocraties qui nous ont servi de modèle ont-elles des enfants qui boivent de l’eau moisie dans des citernes? Retour sur les raisons d’un échec…
Par Mehdi Jendoubi *
Après presque soixante ans de pouvoir personnel fort, avec des passages de quasi-dictature, la Tunisie au lendemain de la révolution du 17 décembre 2010/14 janvier 2011, voulut se doter de la plus parfaite des démocraties, comme si un tel système pouvait exister. Les pères fondateurs constitués d’une alliance très originale entre grands militants post indépendance, qui ont tenu la dragée haute à Bourguiba, le fondateur de la Tunisie indépendante et à son successeur le Général président Ben Ali, et des juristes de haut niveau dotés d’une double formation universitaire à Tunis et à l’étranger, n’ont pas rongé leurs freins. Auraient-ils pêché par trop d’orgueil ?
Aux concepts les plus classiques et les plus basiques du fonctionnement de l’Etat ont été surajoutés dans un esprit de perfectionnisme démocratique, qui s’avèrera irréaliste et sans implantation historique locale suffisante, des concepts tirés des références des sciences politiques les plus actuelles inspirés d’une multitude d’expériences de «transitions démocratiques», et les plus exigeants en termes d’équilibre et de contrôle des pouvoirs, de participation citoyenne, de droits sociaux et économiques. Une avalanche d’institutions constitutionnelles et démocratiques ont été conçues dans un montage d’une admirable complexité. Bref, tout le haut de gamme démocratico-institutionnel.
Des gouvernants bien élus mais impuissants à agir
Il fallait définitivement fermer la porte à toute régression et à tout risque de «retour de la dictature». Tout détenteur de l’autorité publique se trouvait devant un champ miné d’institutions garde-fou et ainsi la Tunisie arrivait à élire des autorités très démocratiques, mais une fois sorties victorieuses des urnes elles étaient presque impuissantes à gouverner.
Rédigées avec une mentalité d’opposants échaudés par leur expérience avec les excès du pouvoir personnel, ils s’empêtreront, une fois démocratiquement élus gouvernants, dans les filets des nouvelles lois de l’Etat qui nous donneront des gouvernants bien élus mais impuissants à agir.
Et d’élection démocratique en élection démocratique les citoyens désespérés voyaient ainsi leurs dirigeants s’enliser dans la bonne parole démultipliée en feu d’artifice, par la libération médiatique et se casser les dents dans l’action de développement. Dix ans après la révolution, nettoyer les rues et faire respecter la circulation reste un acte de bravoure étatique jamais atteint.
Un appareil institutionnel trop beau sur papier, mais impuissant sur le terrain. Impuissant, mais gros consommateur de ressources, dans un pays où des milliers d’enfants des écoles rurales font des kilomètres pour aller à pied à leur école et boivent de l’eau de citernes rouillées, par défaut de raccordement à l’eau potable.
Imaginez qu’il fallait 40 dignitaires de très haut niveau, docteurs en droit et honorables juges, pour chapeauter le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), garantir «l’indépendance de la justice» et administrer quelques centaines de juges, sans compter la petite bureaucratie de service, et bien sûr en plus du ministère de la Justice.
«Tardhil» (rabaissement), mot clé pour comprendre le 25-Juillet
Quand le président Kais Saied a tiré un trait final sur cette expérience, le soir d’une journée d’émeutes sur tout le territoire national qui a vu des milliers de jeunes déferler dans les rues sans aucun appel lancé par les partis en présence, il a été salué par une nuit folle de youyous et klaxons de victoire, comme si la Tunisie avait remporté une compétition internationale. Le système de 2014, année de proclamation de la constitution, avait déjà perdu la plus importante des batailles : celle des esprits et des cœurs de beaucoup de citoyens.
Rien ne résume mieux l’état de déconfiture du système institutionnel de 2014 que le terme mille fois repris des mois avant le «coup» du président Saied, un peu par tout le monde du président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi, aux commentateurs politiques et aux citoyens, que le mot arabe de «tardhil» (rabaissement) du parlement par le comportement folklorique et irresponsable de ses propres membres, et de la politique de manière plus générale. Et bien sûr, les gentlemen de tous bords, et ils n’en manquent pas, payent l’arrogance de leurs collègues malgré eux, car l’opinion populaire aime ou rejette en bloc.
Le terme fallacieux de «classe politique» lancé dans les medias après la révolution et repris sans cesse par nous tous, dans un jugement injuste de flagrante paresse intellectuelle généralisée, pour lancer un doigt accusateur mettant dans le même sac toutes les personnalités publiques qu’elle soient au pouvoir ou non, Dure réalité de toute personnalité publique.
Chemin rêveur compliqué et coûteux
Au tout début en 2011, suite à des débats passionnants et à des luttes politiques où le rapport des forces passe des coulisses à la rue qui a eu le dernier mot une seconde fois après le 17 décembre 2010, la Tunisie choisit le chemin démocratique le plus rêveur, qui s’est avéré le plus difficile.
La constitution de 1959 qui a permis les dérives autoritaires de l’ancien régime devait être entièrement réécrite par une Assemblée constituante qu’il fallait élire. Plus encore, la majorité des constituants opte pour la fameuse «feuille blanche الصفحة البيضاء» et alors qu’ils devaient offrir à la Tunisie sa nouvelle constitution en une année comme cela a été convenu dans une entente publique, écrite et signée par onze partis, ils rallongent leur mandat qui prendra 3 ans. Souveraineté constitutionnelle exige, mais quel manquement à la parole donnée ǃ Ça sera chèrement payé. Entre-temps, nos constituants ont dû fonctionner de fait en assemblée nationale : désigner un chef de gouvernement et contrôler les ministres. Fiers de la confiance du peuple qui a récompensé les militants anti-Ben Ali les plus téméraires, comment renoncer à gouverner?
Une des options non retenue, était de laisser le gouvernement de consensus dirigé par Beji Caid Essebsi, et issu des «compromis de coulisses», continuer à administrer le pays comme il l’a si bien fait des mois auparavant, pour gérer les urgences et consacrer les activités de la Constituante à la rédaction de la constitution le plus rapidement possible.
Toujours dans cet élan citoyen électrifié par la révolution, on décida d’étendre le droit de vote aux militaires et à la police qui dans leur majorité n’en voulaient pas et la très faible proportion de participation de ce corps aux différentes élections organisées en Tunisie en sont l’évidente preuve. Cette extension des droits a compliqué le calendrier dans la mesure où ils devaient élire avant leurs compatriotes pour pouvoir assurer la sécurité du scrutin. Dans beaucoup de pays «très démocratiques», les militaires et la police, des professionnels en armes restent, «politiquement muets», au service de tous, de toute autorité légitime, de l’Etat. Mais nous Tunisiens nous raffolons de gadgets démocratiques, le haut de gamme ou rien du tout.
En termes de genre, presque tous les pays comme le nôtre ont accordé aux femmes le droit de vote. D’autres pour renforcer l’accès des femmes à la politique et contourner les obstacles sociaux ont introduit des quotas exigés de femmes sur les listes électorales. En Tunisie, on rafle la mise. La loi électorale votée en mai 2014 imposera la parité. Toute liste devra comporter autant de femmes que d’hommes. Belle idée, qui témoigne de ces rêves devenus possibles avec la révolution.
Je ne m’attarderai pas aux techniques de calcul des votes issus d’une réelle volonté inclusive et citoyenne, d’une complexité désarmante, et aux débats techniques qui ont animé nos juristes et nos militants/responsables chaque fois qu’il s’agira de rédiger ou de modifier la loi électorale tout le long de la décennie démocratique. L’option qui l’a remportée a été «la règle de la proportionnelle en tenant compte du plus fort reste», qui permettra aux «petites listes» d’obtenir quelques sièges à l’Assemblée.
Toujours cette pensée politique, généreuse et inclusive avec toujours ce souci constant de fermer la porte à tout retour d’un acteur «dominant et écrasant». Cela aura les conséquences que nous savons sur «l’effritement» de la représentation nationale. Ainsi, vous serez élu démocratiquement, mais vous serez incapable de gouverner. Dans quel «enfer politique» nous jetteront ces bonnes intentions démocratiques ǃ
La mesure, dont l’impact financier sur la trésorerie publique est incontestable, est l’extension, sans aucune urgence apparente, du droit de vote aux Tunisiens résidents à l’étranger. Double dépense dans une première étape pour organiser les élections et dans une deuxième pour payer les 17 députés de la communauté tunisienne et couvrir leurs va-et-vient pour assister aux travaux de l’Assemblée. Nul doute de la valeur symbolique de cette extension du droit de vote, mais l’argent dépensé en devises fortes aurait été bien plus «démocratique» et plus utile s’il avait été consacré aux activités culturelles des enfants de tunisiens résidents à l’étranger ou dans des programmes sociaux au service de cette communauté.
La guéguerre des institutions constitutionnelles
Cette ferveur et ce souci de perfection démocratique doublés d’une «gourmandise» de pouvoir caractérisera la suite et constituera une culture de base de presque tous les acteurs politiques et institutionnels importants et se reproduira des années durant, chaque fois qu’il y aura débat et décision, et Dieu sait s’il y en eut, pour créer un organe, rédiger ses textes, fixer ses prérogatives et le doter des moyens et ressources nécessaires à sa mission.
La chronologie des années 2010 est riche en évènements relatifs à ces combats pour plus de démocratie, plus d’institutions garde-fou, plus de prérogatives pour chacune des institutions, plus d’«indépendance» et plus de moyens pour garantir cette indépendance tant réclamée, devenue presque une fin en soi pour chaque organe, avec une flagrante absence de vue d’ensemble.
Chaque machine institutionnelle était presque conçue comme un acquis démocratique et une œuvre en soi défendue âprement par ses promoteurs, et plus tard par ceux qui seront démocratiquement et «âprement» élus (que de votes, de conciliabules, de retards faute de consensus), ou désignés par qui de droit.
Plus encore, l’indépendance institutionnelle était comprise comme presque totale. Indépendance fonctionnelle, cela va de soi, mais aussi indépendance financière comme garantie de l’indépendance fonctionnelle (l’argent n’est-il pas le nerf de la guerre ǃ), et de surplus une indépendance de la logistique et du logis, car chacun aura son immeuble.
Qui facturera les dépenses de ce train de vie de l’appareil démocratique et de l’armée des bureaucrates de la démocratie, dans un pays qui a presque doublé sa dette en dix ans. Il faudra écrire un jour l’histoire financière de cette démocratie de pays pauvre, conçue avec une mentalité dépensière de pays pétrolier.
Par une interprétation large des lois qui restent parfois vagues ou silencieuses sur certains aspects, et par une compréhension expansive de leurs attributions et champs d’application, les élus à la tête de nos institutions démocratiques, croyant bien faire en bâtisseurs de la démocratie en marche et en réparateurs invétérés des erreurs politiques cumulées de l’ancien régime, et excités par un appétit sans limite de pouvoir et d’action, chercheront systématiquement à étendre au maximum leurs prérogatives et domaines d’intervention, en bonne conscience car les urgences démocratiques ne manquaient pas.
C’est ainsi que l’Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de la justice transitionnelle, se voit attribuer en 2013 par la loi l’épineux dossier de la réparation des préjudices subis par les citoyens sous l’ancien régime. Fallait-il se limiter à la période Ben Ali ou revenir à l’aube de l’indépendance en 1956?
Plus encore fallait-il se limiter aux exactions en rapport avec les libertés et les droits de l’homme ou prendre aussi en charge les dossiers des exactions financières, d’une grande complexité technique, qui exigent des compétences de banques ou de bureaux d’études financiers. C’est l’option «généreuse», large mais combien lourde pour ceux qui auront à piloter ces dossiers, qui fut prise par le législateur et confirmée par ceux qui interprèteront la loi et tenteront de la mettre en pratique.
Multiplier les objectifs et les charges et faire face après aux pesanteurs du réel et aux moyens qui manqueront fatalement à nos ambitions les plus pures, et se transformer en champion des «missions impossibles», devrait être un objet de méditation pour nos militants les plus respectés propulsés par la révolution à la tête de l’Etat et de ses appareils. Les bonnes intentions sont insuffisantes en politique.
Ce fut le même état d’esprit qui régna lors de la rédaction de la loi créant, en 2011, le premier noyau de l’Instance nationale de la lutte contre la corruption (Inlucc) et surtout en 2018 avec la loi sur la déclaration des biens et des intérêts. Au lieu de se concentrer sur les hauts responsables de l’Etat où les plus grands risques existent réellement vu l’ampleur de leurs décisions, l’application de la loi amena des milliers de petits responsables et même des journalistes et les membres des conseils d’administration d’une quelconque association à déposer leur déclaration de patrimoine. Bien sûr, la corruption peut toucher petits et grands, mais à trop vouloir étendre les zones d’intervention on risque de ne rien faire, sous la masse des tâches à accomplir. Pourquoi, à titre d’exemple, ne pas limiter l’application de cette loi aux associations qui gèrent des budgets conséquents?
La révolution, qui a amené une explosion des associations témoignant d’une vitalité citoyenne et qui a facilité les procédures de création d’une association, se trouve en contradiction avec ses propres principes, car enquiquiner un comité directeur d’une association de quartier par la paperasserie de la déclaration du patrimoine dans un pays où les gens aiment bien cacher leur petit patrimoine («essetr /الستر»), aura un effet dissuasif pour la partie la moins politisée et la plus apte à s’engager dans des activités de volontariat à l’échelle locale.
Notre devise nationale nous sauvera peut-être
La Tunisie s’est dotée d’une démocratie dernier cri qui a vu s’encombrer et s’entremêler des institutions et des acteurs publics, tous très vigilants pour freiner les autres mais tous réduits à l’impuissance publique. C’est aussi une démocratie coûteuse en ressources nécessaires à entretenir les «fonctionnaires de la démocratie», gardiens du temple. Il fallait faire comme les autres, les «grandes démocraties», et en termes de copiage nous n’avons pas lésiné sur les moyens. Mais les grandes démocraties qui nous ont servi de modèle ont-elles des enfants qui boivent de l’eau moisie dans des citernes?
Tel est l’état de notre démocratie fille du rêve et de la naïveté politique où les calculs à court terme n’ont pas été absents, quand le président Kais Saied se décide enfin à faire presque deux ans après son élection ce que n’a cessé de conseiller et réclamer une bonne partie de ses propres détracteurs actuels, et de multiples documents écrits et vidéos sont dans les archives et les mémoires des citoyens. Certes il le fait dans son style messianique et solitaire qui n’a cessé de surprendre et d’exaspérer, mais c’est ainsi que ceux qui gagnent imposent aux autres les règles du jeu.
La Tunisie a testé les dérives du pouvoir personnel sur six décennies, mais elle sait être reconnaissante des acquis des bâtisseurs de l’Etat national avec peu de moyens au lendemain de l’indépendance en 1956, elle a vécu le rêve révolutionnaire et l’impuissance démocratique durant la décennie passée, que fera le président Saied de notre pays les prochains mois et les prochaines années?
Que feront les acteurs incontournables de la politique tunisienne, fruits d’une histoire politique que nul ne peut effacer ou ignorer comme l’a brillamment soutenu le journaliste et militant Omar Shabou (destouriens, islamistes, nationalistes arabes, gauche politique et culturelle toujours minoritaire mais sans cesse créative et tenace, et l’UGTT, la centrale syndicale), avec ce président élu au suffrage universel avec deux tiers des votants dont une partie de ses opposants actuels, a appelé à voter pour lui au deuxième tour en 2019, et qui a annoncé dès le départ cartes sur tables, une «nouvelle révolution dans la loi»?
Serions-nous au départ d’une nouvelle décennie ratée comme nous savons si bien le faire en Tunisie, même si les bonnes intentions ne manquent pas? Ou au contraire allons-nous enfin marier rêve et réalité et construire un système politique moderne où la politique se corrigera de sa dérive verbale et de bien d’autres maladies, et aura pour objectif notre devise nationale adoptée par la constitution de 1959 et reprise et enrichie par celle de 2014 et que nul n’a contestée. Brève mais combien significative et ambitieuse : «Liberté, Dignité, Justice, Ordre».
Quel programme passionnant, consensuel et inclusif pour tous ǃ
* Universitaire. (jendoubimehdi@yahoo.fr)
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