Par leur gestion inadéquate des problèmes réels de la médecine en Tunisie, les autorités publiques croient pouvoir traiter une infection (nosocomiale) en cassant le thermomètre. L’émigration des jeunes médecins qui appauvrit les effectifs des hôpitaux publics est certes un vrai problème, mais la solution préconisée par les autorités sanitaire, c’est-à-dire le service civil, n’est pas seulement démagogique : elle est injuste et, surtout, inefficace.
Par Mounir Hanablia *
Le ministre de la Santé vient d’annoncer que les jeunes médecins devront se soumettre à un service obligatoire de quatre années dans les régions de l’intérieur pour aider à pallier le sous-effectif médical, avant de pouvoir émigrer.
Que des hôpitaux soient dépourvus de médecins dans les régions intérieures, c’est la réalité. Il y a quelques jours l’autorité a réquisitionné des gynécologues du secteur libéral pour prendre en charge des patientes au sein de l’hôpital public, à Sidi Bouzid. A Djerba il n’y aurait pas de médecins anesthésistes réanimateurs dans le service public. A Gabès un appareil de scanner resterait inutilisé en l’absence de radiologues. Le problème existe donc, il ne date pas d’hier et c’est à l’autorité publique d’y remédier dans l’intérêt de la population. Cela, nul ne peut le contester, même s’il semble que parfois, en fournissant des équipements sans le cadre humain nécessaire à son utilisation, on attelle la charrue avant les bœufs.
Cependant, il apparaît nécessaire d’envisager la question dans son entière complexité avant d’en évoquer les solutions.
Les ratés de la libéralisations du secteur de la santé
Depuis 1995 l’Etat a choisi de libéraliser le secteur de la santé dans le cadre de ce que l’on avait nommé ajustement structurel, et l’hôpital public en a subi les conséquences humaines et financières néfastes, justifiées entre autres par des nécessités qualifiées de mesures d’austérité, relativement à la réduction des dépenses.
Pendant des années les patients de l’hôpital, bénéficiant d’une assurance maladie créée pour les besoins de la cause, ont été détournés au vu et au su de l’autorité de tutelle vers les établissements privés et cela s’est répercuté sur les équilibres financiers de l’institution publique et sur celles de l’assurance maladie, tout autant que sur la formation des jeunes médecins et, pourquoi le nier, sur la philosophie professionnelle de certains parmi eux, ou bien encore sur l’attitude des malades et de leurs familles à l’égard du corps médical.
Les agressions dont régulièrement les jeunes médecins font les frais, l’absence de la protection nécessaire, les débits sur les salaires justifiés ou pas, les difficultés à se faire rembourser les gardes et les heures de travail supplémentaires par une administration hospitalière tatillonne et peu reconnaissante, ou bien les accidents parfois mortels dont ils sont les victimes, occasionnés par des équipements mal entretenus dans des locaux délabrés, tout cela démontre que dans l’état actuel des choses, l’environnement matériel et psychologique ne se prête que difficilement à un exercice efficace et serein de l’activité médicale dans l’institution publique.
Rien n’encourage les jeunes médecins à rester au pays
Dans le même temps quatre facultés de médecine ont continué à fonctionner et à délivrer annuellement des centaines de doctorats à de jeunes médecins dont une bonne partie, dépourvue des ressources financières nécessaires pour ouvrir des cabinets dans le secteur de l’activité libérale et pour y résister à la sévère concurrence et aux réseaux constitués monopolisant la clientèle, n’a d’autre choix qu’attendre un hypothétique recrutement dans un lointain hôpital, sans aucune assurance de pouvoir y exercer avec le minimum d’efficacité et de sécurité requis.
Il s’agit là des conséquences d’une politique néolibérale à laquelle l’Etat a adhéré depuis plus de deux décennies dans le cadre de ce qu’on a nommé la mondialisation. Laquelle a rendu plus facile la circulation des biens et des personnes entre les pays. Et pourquoi ne pas le dire, l’évolution politique du pays durant ces dix dernières années, l’inefficacité, l’ambiance d’irresponsabilité et de surenchère qui y ont régné, n’ont en rien encouragé les jeunes médecins à rester. Malgré cela et face à la pandémie au coronavirus, ils ont assumé les responsabilités qui leur ont été assignées d’une manière digne d’éloge, et cela en dépit de toutes les difficultés.
Qu’après cela certains parmi les jeunes médecins ne désirassent plus travailler dans le cadre du service public ne saurait à tout le moins étonner. Il existe dans ce pays une image négative qui colle à la peau de la profession médicale depuis l’époque de Ben Ali, qui ainsi qu’on le sait recherchait des boucs émissaires pour détourner la colère du public de la corruption et du népotisme dont lui-même et son clan tiraient profit, et qui ne pardonnait à quelques membres de la profession d’avoir été assez puissants pour lui apporter le justificatif médicolégal à son coup d’Etat du 7 novembre 1987.
Cette image correspond parfois en réalité à celle d’une caste de privilégiés de la profession que tout le monde connaît autant dans la fonction publique que les centres de médecine privée, avec laquelle la réalité du corps médical dans sa grande majorité n’a rien à voir. Elle dépeint le médecin sous les traits d’un être égoïste, avide, soucieux de son seul bien-être et qui construit sa fortune sur la souffrance de ses semblables sans s’acquitter des devoirs qu’il doit à la communauté. Il est à tout le moins regrettable que l’autorité y ait une nouvelle fois recours afin de justifier les contours d’une nouvelle politique de la santé.
La nécessité de garder un hôpital public efficient
Evidemment, l’argument avancé, celui du manque de patriotisme des médecins abandonnant leur pays après avoir y avoir étudié gratuitement, exonère le ministère de la Santé des questions essentielles, celles des conséquences issues de choix qui depuis plus de vingt ans ont été de son seul fait, et des dizaines de milliers de morts que le délabrement du service public a occasionnées durant la pandémie au coronavirus. Celle-ci a démontré comme partout ailleurs dans le monde l’incapacité du secteur libéral de la médecine à y faire face et la nécessité de garder un hôpital public efficient, en dépit des dogmes néo-libéraux prévalant depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Si l’Etat est obligé d’en prendre acte, il ne sert à rien de rechercher des boucs émissaires pour le justifier.
Voilà pour ce qui est de l’argumentaire. Quant aux solutions préconisées, celles de quatre à cinq années de «service civil» afin de rembourser les frais occasionnés par leurs études, elles passent sous silence la question cruciale des conditions matérielles dans lesquelles il s’effectuerait. Si on veut envoyer des spécialistes hautement qualifiés dans des hôpitaux démunis de tout pour donner le change auprès de la population, il ne sert à rien de dépenser autant d’argent pour les former; le mieux serait peut-être de faire ce qu’on a fait en Chine du temps de la Révolution culturelle, expédier les médecins dits «aux pieds nus» exercer leurs talents dans les champs, après seulement 3 années d’apprentissage.
Par ailleurs, et puisque la question des frais occasionnés à l’Etat par les études médicales est abordée, on peut légitimement se demander pourquoi la création d’une faculté de médecine privée a été refusée il y a quelques années. Pourtant un tel projet, diminuerait les dépenses publiques, attirerait des étudiants étrangers et dissuaderait nombre de nos jeunes bacheliers d’aller se former en Ukraine, en Roumanie, et ailleurs, tout en ne coûtant rien à un Etat financièrement pris à la gorge.
Une gestion inadéquate d’un problème réel
Il est vrai que la toute puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui ne tient généralement pas la profession médicale en odeur de sainteté, s’y était opposé, et nul ne voudrait susciter son courroux en démontrant que les quatre facultés de médecine publiques en activité dans le pays forment plus de médecins qu’il n’en soit besoin. Mais il semble bien qu’après 6 années d’études et d’examens difficiles, de durs efforts à préparer et (re) préparer le concours national, de 5 années de résidanat dans des hôpitaux souvent manquant de l’essentiel, et à présent de 5 années de service civil au terme desquels il n’existe aucune assurance d’être recruté dans la fonction publique, les médecins, hommes et femmes il faut bien le préciser, devront attendre l’âge de 35 ans avant de se voir accorder, par un ministère sorti des limbes, la possibilité de partir de rien, soit en émigrant désormais frappés du sceau de l’infamie comme des traîtres après avoir dépassé l’âge requis dans de nombreux pays pour un recrutement au moins dans la fonction publique, soit en ouvrant des cabinets sans forcément échapper au diktat des monopoles professionnels sévissant au sein de la médecine libérale de la manière que l’on sait, hors lesquels toute réussite ne serait que hasardeuse, et que l’Etat se garde bien d’attaquer, du moins pour le moment.
Si l’aspect financier de l’émigration médicale semble brusquement devenir l’obsession de l’autorité de tutelle, ce qui est en soi compréhensible, pourquoi celle-ci ne se rembourserait elle simplement pas en instaurant une taxe sur l’immigration, ou à l’instar de ce qui est réalisé pour la coopération dans les pays du Golfe ou ailleurs, en récupérant une part des revenus des émigrés? Mais il paraît ainsi qu’une fois de plus, une fois encore, les autorités dans leur gestion inadéquate d’un problème réel auquel elles ne sont pas étrangères, et dans l’usage de la langue de bois, ne soient pas dénuées d’arrière-pensées.
Tout cela ne contribue pas à rétablir la confiance dans le pays, mise à mal depuis 10 ans. Et personne ne peut reprocher à une jeunesse désemparée de s’inquiéter légitimement de son avenir.
* Médecin de libre pratique.
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