Tirant partie de la faiblesse du pouvoir, les ministres des Affaires religieuses et de l’Education s’associent pour transformer en madrasas des écoles publiques.
Par Yassine Essid
Maintenant que les conflits avec les syndicats de l’enseignement autour des salaires et des conditions de travail semblent marquer une pause, que les quelques établissements scolaires délabrés se défendent tant bien que mal de l’emprise du temps, que les cantines pour tous les enfants scolarisés dans les écoles publiques demeurent une vaine promesse, le moment est venu de se pencher sur les réformes pédagogiques : programmes, qualité de l’éducation, compétence et contribution des enseignants.
Il était temps. Car en matière de politique d’éducation la Tunisie, comparée aux pays asiatiques et à ceux de l’Europe du nord, demeure un élève dissipé qui ne figure même pas dans le classement mondial en termes de qualité et de performances. Quoi de plus normal d’ailleurs : des élèves peu doués, des éducateurs de moins en moins impliqués, excepté quand il s’agit de rançonner les parents pour les cours particuliers, sans parler du mode de gestion centralisé et inefficace de l’administration. Bref, un système éducatif relégué au fond de la classe choisi par les cancres faute de mieux.
La ligne de régression sociale linéaire et généralisée
Bien en phase avec le modèle de gouvernance du pays où le pouvoir n’a jamais été aussi éparpillé, le ministre de l’Education nationale, islamologue autoproclamé, hier encore grand pourfendeur exalté des islamistes, n’est pas radical, il n’est pas novateur, il n’est pas progressiste, il n’est ni de droite ni de gauche, simplement un opportuniste.
Maintenant que Nidaa Tounes est devenu infréquentable et le pays sur le point de se livrer une deuxième fois aux islamistes, il se découvre des traits communs avec l’esprit des dirigeants d’Ennahdha. La proposition de son collègue des Affaires religieuses avait immédiatement suscité chez lui un intérêt particulier. Il l’adopte aussitôt au nom du développement intellectuel et moral des jeunes générations. Il s’agit en effet de dispenser pendant les vacances d’été des cours de religion dans les établissements publics transformés pour l’occasion en écoles coraniques. Il y a là une vraie carte à jouer pour le ministre s’il entend bien rester en tête des sondages et fin prêt, une fois démarrés les retournements de veste, car on n’est jamais trop confiant en l’avenir.
La proposition commune de ces deux têtes d’œuf du gouvernement relève d’un constat simple. Des enfants livrés à eux-mêmes pendant trois longs mois, des bâtiments restés inoccupés qui risquent de se dégrader, et des enseignants volontaires prêts à travailler bénévolement qui ne demandent pas mieux que de voler au secours de la mère patrie. Un immense potentiel est donc là, prêt à l’emploi. On s’attend normalement à ce qu’un tel effort de rattrapage se déroule surtout dans les domaines scientifiques afin de rendre les élèves plus réceptifs et aptes à mieux comprendre l’avenir et non pas ruminer passé.
Vu d’ici, l’avantage de cette mini révolution permettra aux professeurs de mieux connaître les élèves qui ont besoin de comprendre ce qu’on leur enseigne, de changer de l’excessive fragmentation des savoirs qui ruine le sens et d’acquérir le goût de l’approfondissement des connaissances.
Quant aux parents, souvent éloignés de l’école, leur adhésion sera renforcée. Le monde scolaire ne leur sera plus complètement étranger. Enfin, pendant trois mois, l’école cessera d’être ce lieu clos tout en restant consacré aux savoirs et aux compétences que chaque enfant doit maîtriser.
C’était sans compter avec la ligne de régression sociale linéaire et généralisée qui s’est emparée de la plupart des membres du gouvernement. Face au galimatias jargonneux sur l’intelligence, la culture, l’amélioration de la qualité de l’éducation techno-professionnelle pour une société qui a perdu la connaissance des métiers et la promotion de l’idéal d’un monde meilleur, les deux ministres restent insensibles. Car pour eux les vrais bouleversements s’opèrent d’abord par l’apprentissage du Coran. Ni gymnases, ni aires de jeux, ni usage de l’internet. C’est que les vraies réformes, innovantes et coûteuses pour tous les élèves de l’école de la république, ne se traduisent pas forcément par le recours à l’enseignement assisté ou réalisé par ordinateur et tablettes tactiles. Certes, de tels outils développent des modalités nouvelles d’apprentissage, mais les pratiques pédagogiques à l’ère du numérique ne sont pas le but. Il faut au contraire remettre au goût du jour la tradition orale et ses techniques mnémotechniques victimes de l’ère postindustrielle et ses procédés novateurs.
La promotion d’une instruction exclusivement religieuse
Pour que le hiatus ne soit pas irrémédiablement consommé entre les anciennes sources des idéologies transmises par la tradition religieuse et les nouvelles techniques de formation véhiculées par des instruments dépersonnalisés, il faut retourner aux modes traditionnels du savoir. En revivifiant l’idéal de conformité, le passé deviendra la référence majeure dans les genres de vie, les modes de pensée, le système des valeurs et le sentiment de partage d’une même identité culturelle.
Afin de contrecarrer la sécularisation, contenir l’essor des écoles privées, dont l’enseignement est multilingue, scientifique, dirigé par un personnel occidentalisé, on fera au contraire en sorte de promouvoir une instruction exclusivement religieuse et unilingue pour arriver à la constitution d’une nouvelle élite intellectuelle et politique plus proche en esprit des milieux traditionnels et qui use d’un langage et d’un genre de vie spécifiques dont seront exclus tous ceux qui sont hostiles à l’enseignement de l’islam.
L’enseignement religieux, dont la pratique décline dangereusement dans le cursus scolaire, sera partout valorisé. Dans cette perspective quoi de mieux, pour commencer, que l’apprentissage des enseignements du prophète, l’exégèse minutieuse qui concilie les exigences de la foi révélée et celle de la foi raisonnée, le souvenir des glorieux événements passés, l’initiation au droit musulman, l’étude de la tradition hagiographique, pour finir par un retour au Texte qui aura perdu entre temps de son opacité et de son obscurité pour devenir un message clair exprimé dans un langage clair.
Ce savoir coranique sera dispensé, dit-on, par des personnes aussi compétentes que modérées dont le niveau est en principe reconnu et qui ne se limiteront pas à apprendre aux élèves à réciter par cœur les versets du Coran en leur imposant un exercice de pure mémoire.
L’institution d’un catéchisme islamique
Au moment où les pays touchés de plein fouet par le terrorisme islamiste décident de fermer les écoles coraniques qui encouragent les discriminations, dispensent l’extrémisme violent, enseignent le jihad et forment ses futurs combattants, on a choisi d’approfondir la foi par l’institution d’un catéchisme islamique. Qu’adviendra-t-il alors des jeunes qui n’ont pas de travail, n’ont pas de formation et ne vont plus à l’école?
Aujourd’hui, tirant partie de la faiblesse du pouvoir, deux membres du gouvernement s’associent pour transformer en madrasas des écoles publiques, contribuant de diverses façons au climat d’anarchie qui règne déjà au sein de nombreux autres domaines. Cependant, ces jeunes élèves risquent fort de ne garder de leurs vacances studieuses que des éléments répétés et déformés d’un programme d’enseignement gratuit.
Dans ce cas, quelle instance ira entreprendre un contrôle efficace des lectures et des interprétations qui seront faites des versets susceptibles d’apporter une justification religieuse à la violence islamiste? Qui va s’assurer que parmi les éducateurs ne figurent pas des prédicateurs déguisés qui enseigneront un islam sectaire et pro-jihad ? Enfin, qu’est-ce qui prouve que les élèves ne finiront pas par être séduits par un discours radical tel celui que profèrent les prêcheurs du vendredi. N’est-ce pas déjà le cas de l’imam de la mosquée de Sfax appelant à faire exécuter tous les homosexuels conformément à la charia et à l’encontre duquel le ministre des Affaires religieuses, avec son impeccable costume cravate, n’a encore pris aucune mesure administrative, trop occupé qu’il est à préparer les madrasas de l’avenir ?
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