Le projet de constitution d’un gouvernement d’unité nationale fait courir les candidats… à tout et à rien, dans une enchère pathétique. Un trop plein de vide désespérant de fatuité.
Par Yassine Essid
A peine l’idée de la constitution d’un gouvernement d’unité nationale était-elle exprimée que tout le monde s’y précipita avec empressement. Répondant à l’appel du vide, un trop-plein de candidats s’est aussitôt hâté pour se constituer en candidats. Mais tout ce monde n’y apportait pas les mêmes motivations.
Si on élimine les amnésiques, les oubliés des médias, les oublieux de leurs précédentes déconfitures qui ne s’attristent pas de leur manque de mémoire, les personnes de mauvaise foi, les ironiques, les personnalités fraîchement reconverties dans la politique, les opposants notoires partisans de la lutte des classes et d’une société future dans laquelle chacun recevra selon ses besoins, les dormeurs qui vivaient jusque-là dans les anfractuosités de l’espace politique et qui soudain s’éveillent; ceux qui rêvent désespérément de retourner aux affaires mais qui ne leur reste pour toute fortune que des moyens dérisoires et ceux qui n’hésitent pas à mettre leur intégrité et leur réputation en jeu.
La roulette à l’aveugle
Cependant, il restera toujours les administrateurs douteux, les mandataires vendus, les prévaricateurs des institutions couverts d’un masque civique devenus subitement ardents défenseurs de l’intérêt général qui osent invoquer le sens du devoir, la sécurité du pays, le dévouement à la nation, leur invariable fidélité envers leur groupe politique; qui prétendent à tout bout de champ leur alignement sur les normes et les valeurs de la modernité et la marche vers le progrès comme seules réponses aux problèmes du présent.
Tous ces porteurs de précieux conseils, sans ancrage idéologique, sans idées claires quant aux valeurs qu’ils défendent, sans représentation globale du monde à venir, souvent représentatifs de rien du tout, se réclament soudain d’une doctrine et d’une vision de l’avenir. Alors ils se lancent dans le tirage au sort, font tourner la roulette à l’aveugle afin de se partager le lot. Les jours ou les semaines à venir vont sans doute tourner autour de cette riche palette de politiciens ambitieux pressés d’occuper le terrain et qui ne reculeront jamais devant cette folle enchère à leurs risques et périls.
En dépit de l’esprit de la constitution, l’histoire de la république ne se fait ni à l’Assemblée, présumée représenter des électeurs, ni à la Kasbah dont le titulaire doit impérativement bénéficier de la confiance de la majorité parlementaire.
De Carthage à Montpalisir
Une fois le gouvernement mis en vente, une fois abandonné au plus offrant, on passe aux enchères. Aussi, pour oser prétendre au poste de Premier ministre ou se contenter d’un simple maroquin, il faut passer par de telles adjudications. Pour ce faire, il vous faut d’abord l’assentiment des commissaires-priseurs, celui de Carthage et celui de Montplaisir, des lieux transformés à l’occasion en maison de ventes où vous aurez, une fois pressentis, la liberté de choisir le lot que vous souhaitez en fonction de certains critères déterminants : une constante insatisfaction, un ego surdimensionné, une sollicitude sans limites, une vague appartenance partisane qui fait office d’engagement politique, la revendication d’une posture dans le jeu politique sans se réclamer d’aucun suffrage des urnes ni d’aucun mandat politique, des liens personnels puissants, l’appui de certaines chancelleries et surtout l’entourage bienveillant des familiers du président.
Dans cette bataille acharnée, l’expertise, le programme qui séduit, une philosophie capable de forger l’unité du pays, une doctrine ou un corps d’idées organisées susceptibles de mettre les masses en mouvement, les idées innovantes et la compétence entrent rarement en jeu pour ne pas dire qu’ils ne valent rien.
C’est alors que les enchères sont déclarées ouvertes. On va par conséquent revivre les consultations à la chaîne du premier gouvernement d’Habib Essid avec leurs tractations embarrassantes, leurs marchandages difficiles et leurs âpres négociations.
«Adjugé, vendu!»
Tout le monde connaît la formule rituelle du commissaire-priseur «adjugé, vendu!» qu’il accompagne généralement d’un énergique coup de marteau. Mais avant de pouvoir prononcer cette phrase tant attendue, et consacrer ainsi l’entrée du postulant au gouvernement, le commissaire-priseur doit d’abord effectuer l’expertise et la prisée de l’objet avant de s’occuper de la promotion du lot auprès de ses collaborateurs.
Après avoir convenu d’un rendez-vous, formel ou informel, dans des bureaux ou à domicile, le commissaire-priseur détaillera l’ensemble du profil du candidat, jugera ses vertus distinctives, lui donnera ensuite une première estimation, le plus souvent gratuite, de sa valeur. Il ne manquera pas de l’entretenir sur le bien-fondé de sa démarche, le questionner sur l’opportunité de mettre sa personne aux enchères en fonction de ses besoins et de l’état du marché. Si l’aspirant juge les circonstances favorables, alors il lui sera permis de fixer un prix minimum, une estimation basse en dessous de laquelle il jugerait le poste convoité socialement acceptable ou pas.
Théoriquement, les ventes aux enchères, sont publiques, chacun de nous ayant le droit d’y assister en spectateur. Mais, alors que la démocratie représentative nous permet d’être à la fois responsables et solvables, nous ne sommes pas autorisés à enchérir. Mais uniquement à consulter le catalogue et éventuellement parier sur tel ou tel lot. Enfin, si vous êtes l’enchérisseur qui a porté l’enchère la plus élevée, le ministère vous sera remis et ne vous restera plus qu’à vous diriger vers le poste d’encaissement de votre portefeuille ministériel.
Ces défauts de légitimité, cette volonté du Prince, ces déformations instrumentales qui appartiennent au passé, ont pris pourtant une valeur normative et sont devenues la marque de fabrique du paysage politique. Tout le contraire de la culture républicaine fondée sur l’idéal de la nation souveraine annoncée avec grand fracas au lendemain du 14 janvier mais dont les éclats ne font malheureusement plus écho.
Donnez votre avis