La tentative de putsch est tombe à point nommé pour permettre à Erdogan de ratisser plus large, laminer l’opposition et asseoir peut-être pour longtemps son règne tyrannique.
Par Yassine Essid
Dans le vocabulaire propre à la pharmacopée populaire, une purge est une potion destinée à évacuer plus ou moins abondamment les matières corrompues retenues dans le corps humain, par voie orale ou par des saignés, pour lever «les obstructions et désencombrer les gués» en évacuant puissamment les humeurs bilieuses.
L’analogie avec la politique est plus que jamais d’actualité. Mais alors que la posologie diffère évidemment d’un patient à l’autre, elle l’est également d’un régime politique à un autre. Ce qui se passe aujourd’hui en Turquie, en réaction au putsch manqué, relève cette fois d’un nettoyage politique réfléchi et méthodique de tous les groupes qualifiés d’opposants ou des personnes jugées gênantes ou indésirables. Bref, ici et là, la fonction normale de l’organisme physique ou politique n’est rétablie que lorsque toutes les causes d’altérations fonctionnelles ont été ôtées.
La chasse aux «traîtres» et aux «espions».
Un bon nombre d’épurations ou rectifications furent déjà engagées par les islamistes au pouvoir en Turquie selon des méthodes en apparence bien plus souples. Elles cachaient, cependant, aux yeux de la majorité de la communauté internationale, qui sait si bien dissimuler sa fourberie, une chasse féroce aux opposants qualifiés dès lors de «traîtres» et d’«espions». La non-conformité idéologique était devenue ouvertement pour le régime le motif de poursuites et de sanctions.
La logique du pouvoir islamiste en Turquie s’est établie progressivement après l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan qui s’en est pris aussitôt à un domaine vital à la démocratie : la liberté d’expression. Les purges de ces deux dernières semaines apparaissent moins comme une réaction inflexible contre les auteurs de la tentative de coup d’Etat, que l’aboutissement inexorable de la gestion autoritaire et sécuritaire du pays et l’expression paroxystique des répressions qui ont marqué l’arrivée de l’AKP au pouvoir.
Bilan provisoire : 8 651 militaires accusés d’être liés aux putschistes, 178 généraux placés en garde à vue, soit la moitié des généraux et amiraux de l’armée, 149 généraux et amiraux renvoyés pour «complicité dans la tentative de coup d’État», parmi eux, 87 hauts gradés de l’armée de terre, 30 de l’armée de l’air et 32 de la marine, 1.099 officiers exclus pour cause d’«indignité», 1.684 soldats renvoyés pour «conduite déshonorante», près de 300 militaires de la garde présidentielle, soit 10% de ce régiment, mis aux arrêts…
Autres décisions : l’état d’urgence décrété, le rétablissement de la peine de mort envisagé, la durée maximale de garde à vue portée à 30 jours, la fermeture de 1.043 écoles privées, de 1.229 organismes de bienfaisance et de fondations, de 19 syndicats, de 15 universités et de 35 établissements médicaux, le limogeage de 2.854 juges et procureurs et 257 membres du cabinet du Premier ministre. Par ailleurs, 15.200 fonctionnaires de l’éducation et 21.000 enseignants suspendus. Enfin, des milliers de passeports de services, délivrés notamment à d’anciens députés, certains fonctionnaires ou des maires, ont été annulés.
Cependant, les raisons de l’ampleur et de la violence d’une telle riposte et vont bien au-delà des représailles qu’on estime normales contre les putschistes et leurs associés. Elles sont aussi l’expression de la violence intrinsèque aux mouvements religieux partout où la sécularisation recule.
La marque de fabrique de l’islamisme turc
L’intimidation, la peur, l’incitation à la haine et les réactions violentes, bien ancrées chez les défenseurs des normes islamiques chaque fois qu’ils se sentent menacés, constituent le passage nécessaire à un système totalitaire qui ne peut survivre qu’à travers une dé-légitimation de tous les échelons du pouvoir à l’exception de celui du Sultan Erdogan.
Ce mégalomane n’a pas attendu le coup d’Etat de 2016 pour engager le pays dans la voie d’une répression tous azimuts. En effet, l’empiétement sur les libertés civiles, la promulgation de lois limitant la vente et la consommation d’alcool, l’avertissement des autorités concernant d’impudiques démonstrations d’affection en public et l’interdiction faite aux hôtesses de Turkish Airlines de se mettre du rouge à lèvre étaient déjà la marque de fabrique de l’islamisme turc. Enfin, l’incarcération de 72 professionnels des médias a fait de la Turquie la plus grande prison du monde pour les journalistes.
Des signes qui ne trompent pas sur une reprise en main autoritaire et personnalisée qui, tôt ou tard, remontent à la surface de tous les régimes islamistes prétendus modérés qu’est venue confirmer la dérive autoritaire du régime d’Ankara. Une telle réalité devrait normalement atténuer l’enthousiasme de tous les adulateurs du «miracle turc» et aujourd’hui de la «rue arabe» rassurés sur sa pérennité.
Alors en campagne et pour expliquer que la démocratie n’est pas une fin en soi, Erdogan avait déclaré, en 1992, que «la démocratie est comme un tramway, il va jusqu’où vous voulez aller, et là vous descendez». Autrement dit la démocratie n’était déjà à ses yeux qu’un moyen et l’élection l’instrument commode permettant à la cause des islamistes de triompher.
Cela fait plus de vingt ans que le tramway est en gare et n’est plus jamais reparti. A croire que la volonté et la souveraineté du peuple ne servent qu’une seule fois, le temps du trajet qui permet aux islamistes de parvenir au pouvoir et de s’assurer l’éternité. Rapidement et inexorablement, le régime islamiste de ce pays, qui passait pour être un modèle de démocratie stable et d’économie prospère, et qui n’a jamais cessé de servir d’alibi aux islamistes pour mieux cacher leur jeu, a fait de la rupture avec le mode de vie occidental son véritable dogme. Et comme si un malheur ne suffit pas, l’aile radicale de tous les régimes islamistes caresse toujours le rêve de construire son idéal sur un monceau de cadavres.
Après la répression qui a tout particulièrement frappé l’ensemble des échelons du pouvoir politique, militaire et administratif, viendront alors les simulacres de procès de ceux qui auraient fomenté une telle tentative dont l’étrange anachronisme relève davantage des coups d’Etats africains des années soixante que d’une opération longuement mûrie. Suffisamment en tous cas pour se demander si le putsch n’était pas organisé par le Père de la nation en personne. Car si la réalité est plus complexe, c’est que l’on peut se permettre de douter qu’il s’agit bien d’un véritable coup d’Etat. L’histoire permettra peut-être un jour de reconstituer ce qui pour l’instant apparaît parfois comme un événement absurde.
Un putsch qui ne rassemble à rien de tel
Le manque de cohérence, la faiblesse, l’indécision des conjurés, pourtant bien imprégnés des normes de leurs adversaires, embarrassent tout observateur. Plusieurs questions se posent, en particulier celle de savoir quels étaient les intérêts défendus par les conjurés?
Autre point énigmatique, pourquoi n’ont-ils pas arrêté Erdogan et son équipe plutôt qu’aller occuper la radio et la télévision à l’ère du numérique où les informations circulent librement et par bien d’autres voies? Erdogan lui-même a contourné sa propre censure d’internet au moyen d’un proxy pour accéder à CNN qu’il a parfaitement su utiliser en sa faveur en appelant le peuple à résister.
Doit-on penser, comme certains l’affirment, qu’ils avaient l’intention de renverser le pouvoir mais pas les moyens? Faut-il envisager que l’échec du putsch provient en partie du fait que les conjurés n’étaient pas prêts à aller jusqu’au bout de leur logique? Enfin, doit-on considérer qu’il s’agit plutôt du putsch du pouvoir central contre certains représentants d’institutions dont le poids dans la vie politique et sociale est très important mais qui étaient déterminés à conserver leur autonomie par rapport au régime?
Quant au peuple turc, il est comme tous les peuples du tiers-monde : dépouillé, exploité, bafoué et, paradoxalement, utilisé et manipulé. La victoire, lui répète-t-on sans cesse, est bien la sienne, amplifiant ainsi la portée de l’événement : il a découragé les traîtres, défendu la nation et ne cesse de proclamer, par les rassemblements incessants, tout l’attachement qu’il voue à son dirigeant.
Dans tous les cas, une telle tentative tombe à point nommé pour permettre cette fois à Erdogan le Conquérant de ratisser plus large, réprimer les opposants, laminer l’opposition et asseoir peut-être pour longtemps son règne tyrannique.
Contrairement à ce que prétendent les maîtres du pays et leurs soutiens, ce n’est pas la démocratie qui a vaincu cette fois la dictature. Les dizaines de milliers de personnes concernées par les purges sont là (mais pour combien de temps encore ?) pour nous le confirmer.
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