L’institution de l’« iftâ » doit être dissociée des structures de l’Etat qui étant, en Tunisie, civil, ne saurait être uniquement… celui des musulmans.
Par Assâad Jomâa *
Petit rappel historique : l’institution de l’«iftâ» en Tunisie, en tant que structure constitutive de l’Etat, remonte aux Hafsides. Les diverses péripéties connues par cette institution, dues en majeure partie au chassé-croisé des deux principales écoles juridiques tunisiennes – malikite et hanafite – est de mince valeur au regard du problème qui nous occupe ici.
Le moment fort connu par l’«iftâ» fut la promulgation au Journal officiel de la république tunisienne (Jort) en date du 6 avril 1962 du décret 107/1962 instituant la fonction du «Mufti de la république tunisienne» et abrogeant le décret royal du 28 février 1957 relatif à la nomination du «Mufti addiyâr attounisia». Alors que les «fatâwâ» de celui-ci avaient force de lois, la compétence du premier fut confinée à l’aspect consultatif au profit et à la demande expresse de l’Etat, s’agissant de certaines questions religieuses.
Cette abrogation a permis trois évolutions majeures des «fatâwâ», leur non coercivité, la caducité y afférente du principe d’auto-saisie et la restriction de leur compétence aux affaires religieuses. Toutes choses auxquelles ont contrevenu nos «muftis» post-révolutionnaires. Le dernier en date étant Othmân Battîkh avec son interdiction légale («tahrîm») des mouvements sociaux, allant même, au moyen d’un «qiyâs» (analogie juridique) mal digéré, jusqu’à faire encourir la peine capitale aux protestataires, du fait de leur assimilation aux mécréants et autres polythéistes. L’occasion pour nous de remettre les pendules à l’heure en nous interrogeant sur la constitutionnalité de cette institution, étatisée par ledit décret, au regard de notre nouvelle constitution.
Examinons donc en quoi cette structure religieuse, islamique qui plus est, de l’Etat serait anticonstitutionnelle, à charge pour la cour constitutionnelle, sitôt mise en place et saisie, de statuer.
Faisant partie intégrante de l’Etat, cette structure religieuse contrevient à :
– l’article 2 de la constitution : cette institution de l’Etat est à compétence religieuse, or l’article 2 de la constitution stipule que «la Tunisie est un Etat civil». Son champ d’action ne couvre que les fidèles et les infidèles, l’Etat tunisien est, quant à lui «fondé sur la citoyenneté». Elle est censée exprimer la volonté d’Allâh et son Prophète, l’Etat tunisien lui est fondé sur «la volonté du peuple». La sharî’a (loi islamique) est son référent légal, l’Etat tunisien, pour sa part, est fondé sur «la primauté du droit»;
– l’article 6 de la constitution : cette structure de l’Etat est, de par son objet, ses moyens et ses objectifs, exclusivement musulmane, l’article 6 de la constitution, précise que l’Etat tunisien «protège la religion», c’est-à-dire toutes les religions. Intrinsèquement islamique, voire même sectaire (le muftî étant sunnite mâlikite – certains vont jusqu’à en requérir la condition d’être théologiquement ash’arite, et, fin du fin, d’obédience juwaïnite), cette institution contredit de par sa raison d’être le fait que l’Etat tunisien «garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes». Les compétences religieuses du «muftî» le contraignent à appliquer les cinq qualifications légales, le «tahrîm» (interdiction légale) l’amène nécessairement à apostasier celui qui s’en rend coupable, or la constitution interdit à l’Etat de se livrer à pareille pratique: «Il [l’Etat] s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie»;
– l’article 49 de la constitution : les compétences religieuses institutionnalisées du muftî l’autorisent à préconiser une restriction des libertés au nom de l’Etat. L’article 49 stipule à contrario que «ces restrictions ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un Etat civil et démocratique».
Voici un aperçu de la nature anticonstitutionnelle de l’institution de l’«iftâ» en tant que structure de l’Etat.
L’objet de notre propos ne porte nullement sur l’illégitimité de l’«iftâ» en lui-même, ce serait contrevenir à l’esprit et à la lettre de notre constitution, tant il est vrai que celle-ci a lourdement insisté sur la liberté de conscience, mais à la dissociation de cette honorable institution des structures et rouages de l’Etat qui étant, en Tunisie, civil, ne saurait être uniquement celui des musulmans, mais celui de tous les Tunisiens, nonobstant leurs croyances.
Pareille dissociation nous paraît, aujourd’hui, indispensable pour préserver non seulement leur unité, mais aussi et surtout leurs libertés fondamentales. Une, entre toutes nous semble être sacrée, si j’ose dire : la liberté de choisir… même sa religion, n’en déplaise à certains.
* Universitaire.
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