Le président tunisien Kaïs Saïed a repris cette semaine une page du livre de jeu nationaliste blanc, épousant des opinions xénophobes et conspiratrices sur la migration alors que son gouvernement rassemblait des migrants d’Afrique subsaharienne, laissant les résidents noirs de Tunisie inquiets pour leur sécurité. (Photo FTDES).
Par Claire Parker
Saïed, qui a consolidé le pouvoir depuis son élection en 2019, a érodé les institutions démocratiques du pays nord-africain. Il est connu pour promouvoir des théories du complot pour justifier le resserrement de son emprise sur le pouvoir. Le dernier en date : son allégation d’un complot de plusieurs années visant à faire venir des immigrants d’Afrique subsaharienne dans le pays «pour transformer la composition démographique de la Tunisie».
Ces «vagues successives de migration irrégulière» sont censées changer l’image de la Tunisie en celle d’«un pays seulement africain qui n’a aucune affiliation avec les nations arabes et islamiques», a déclaré mardi (21 février 2023, Ndlr) Saied aux membres du Conseil de sécurité nationale, selon un communiqué publié sur le site internet de la présidence. Il a appelé à «la fin de ce phénomène», accusant «des hordes de migrants irréguliers» de criminalité et de violence.
La théorie du complot
Ses remarques, impliquant d’obscures intentions néfastes derrière la migration vers le pays, ont imposé des comparaisons avec la «théorie du grand remplacement», qui soutient que les politiques ou les élites accueillant l’immigration s’efforcent de «remplacer» les Blancs dans les pays occidentaux. Popularisée ces dernières années par les nationalistes français – qui s’en prennent souvent aux immigrés musulmans en France, y compris ceux d’origine tunisienne – la théorie du complot a été liée aux attentats de la suprématie blanche à Charlottesville en août 2017 (Etats-Unis, Ndlr)); sur les mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en mars 2019; et dans un supermarché de Buffalo (Etats-Unis, Ndlr) en mai 2022, entre autres.
Les commentaires de Saïed ont suscité les applaudissements d’Éric Zemmour, un leader de l’extrême droite française connu pour ses opinions anti-islamiques et anti-immigrés.
«Les pays d’Afrique du Nord eux-mêmes commencent à tirer la sonnette d’alarme face à une vague migratoire. Ici, c’est la Tunisie qui veut prendre des mesures urgentes pour protéger son peuple», a-t-il tweeté mercredi (22 février, Ndlr). «Qu’attendons-nous pour lutter contre le Grand Remplacement ?», a-t-il ajouté.
Couplé à une campagne d’arrestations généralisées de migrants, l’escalade de la rhétorique du palais présidentiel dans le pays à majorité arabe a suscité la peur parmi les citoyens noirs et les immigrés de la violence de rue ou des arrestations arbitraires, dans un pays avec un système judiciaire qui est maintenant largement sous le contrôle du président.
Quelque 21 000 immigrés d’Afrique subsaharienne vivaient en Tunisie en 2021, selon la dernière enquête officielle, a rapporté l’agence de presse publique Tap. De nombreux immigrés d’Afrique subsaharienne arrivent légalement en Tunisie, pour travailler ou étudier.
Situé à l’extrême nord de l’Afrique, sur la mer Méditerranée, le pays est une destination pour les personnes fuyant la violence ou la pauvreté dans les pays d’Afrique subsaharienne – et une plaque tournante de transit clé pour ceux qui montent à bord de bateaux branlants à travers la mer pour demander l’asile en Europe. Il y avait environ 9 000 réfugiés et demandeurs d’asile en Tunisie en décembre 2022, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Venant de pays comme l’Érythrée, le Soudan et la Somalie, la plupart transitent par la Libye, où les violences physiques et sexuelles contre les migrants sont endémiques.
Le leader populiste cherche plus de pouvoir
Les immigrés sont depuis longtemps confrontés à la discrimination en Tunisie. Les sans-papiers, sujets à l’arrestation et à l’exploitation, vivent dans des conditions particulièrement précaires.
Les autorités tunisiennes ont arrêté des centaines de migrants ce mois-ci et violé les droits de ceux qui sont arrêtés aux frontières du pays, selon une lettre ouverte signée par plus de deux douzaines de groupes de défense des droits la semaine dernière, qui accuse le gouvernement tunisien de violer ses obligations en vertu du droit international de protéger les réfugiés et les droits de l’homme.
«Dans le même temps, l’Etat tunisien a fait la sourde oreille à la montée des discours haineux et racistes sur les réseaux sociaux et dans certains médias ciblant spécifiquement les migrants d’origine sub-saharienne», indique la lettre. «Ce discours haineux et raciste est même perpétué par certains partis politiques, qui font des coups de propagande sur le terrain, facilités par les autorités régionales», ajoute-on.
Le Tunisia-Africa Business Council (TABC) a fait part jeudi (23 février, Ndlr) de sa «profonde inquiétude». Une association d’étudiants et stagiaires nigérians en Tunisie a publié une déclaration exhortant ses membres à toujours avoir sur eux des pièces d’identité et à éviter de traîner dans certains quartiers des villes tunisiennes, de sortir inutilement ou tard le soir et de prendre les transports en commun.
Dans une publication sur les réseaux sociaux, un étudiant en master de Côte d’Ivoire, inscrits dans une université tunisienne, a critiqué les universités pour ne pas avoir protégé leurs étudiants. Certains Ivoiriens ont demandé à leur ambassade en Tunisie de les rapatrier.
Dans une déclaration conjointe envoyée par WhatsApp jeudi (24 février, Ndlr), plus d’une douzaine de groupes de défense des droits tunisiens ont déclaré que les propos de Saïed exprimaient «l’hostilité aux valeurs d’humanité et de tolérance dont l’État tunisien se vante». La république tunisienne s’est historiquement identifiée comme africaine et «est et restera toujours le lieu de rencontre des civilisations, des races et des religions», ajoute le communiqué, appelant Saïed à présenter des excuses officielles. Des militants des droits ont appelé à manifester à Tunis, la capitale.
Certains militants tunisiens ont écrit des articles sur les réseaux sociaux offrant un soutien aux immigrants subsahariens, tandis qu’une importante équipe de football professionnelle a publié des vêtements sur le thème de «l’Afrique».
Le désarroi de la population noire tunisienne
La montée de la répression menace également les citoyens noirs, selon des groupes de défense des droits. Les Tunisiens noirs ont longtemps constitué une proportion importante de la population, largement estimée à environ 10 à 15% de la population du pays de quelque 12 millions de personnes. Beaucoup descendent d’esclaves amenés en Tunisie avant l’abolition de l’esclavage en 1846, et ils continuent d’être victimes de discrimination dans la société tunisienne.
Huda Mzioudet, une analyste politique tunisienne noire basée à Toronto, a partagé sur Twitter les témoignages d’un concierge tunisien noir qui craignait de prendre les transports en commun pour se rendre au travail et d’une famille tunisienne noire que la police a confrontée lors d’un enterrement cette semaine.
En tant que Tunisienne noire, Mzioudet a fait l’expérience directe du racisme. Les commentaires de Saïed ont exprimé les «tropes racistes les plus primitifs et les idées préconçues sur les Tunisiens noirs» parmi des segments de la population non-noire, a-t-elle déclaré, ajoutant qu’elle craignait que le musellement de la dissidence par le gouvernement n’empêche davantage de Tunisiens noirs et de migrants d’Afrique subsaharienne de partager des témoignages de harcèlement, de violence ou de discrimination.
Dans la foulée des propos de Saied, l’organisation antiraciste tunisienne Mnemty a publié une déclaration condamnant «le discours raciste qui catalyse la haine et l’agression contre les Noirs». Elle a appelé la présidence à adopter une approche «plus objective et respectueuse» alors que l’hostilité envers les résidents noirs s’intensifie.
En 2018, avant l’élection de Saïed, la Tunisie est devenue le premier pays arabe à adopter une loi criminalisant le racisme. Saïed lui-même a déjà exprimé sa fierté de l’identité africaine de la Tunisie.
Aujourd’hui, face à une opposition croissante et à une crise économique insoluble, Saïed semble utiliser les immigrés comme un bouc émissaire politiquement commode, ont déclaré des analystes. L’accent mis sur les migrants sans papiers intervient au milieu d’une répression contre les dissidents ces dernières semaines qui a suscité l’inquiétude du département d’État américain.
Article traduit de l »américain.
Source : Washington Post.
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