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Idéologie et dilemme des partis politiques tunisiens : Vers une gouvernance pragmatique

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La scène politique tunisienne fait face à trois défis: améliorer l’offre politique, instaurer une gouvernance participative et mettre en place une dynamique d’invention de nouvelles solutions.

Par Sami El Gouddi et Abdeljaoued Kacem*

Tout le monde s’accorde sur le constat : la scène politique est en pleine effervescence, ici et là des initiatives surgissent. S’agit-il de simples ajustements dictés par les derniers résultats électoraux, ou plutôt d’une reconfiguration plus profonde de la pratique politique en Tunisie?

A notre sens, ces agitations témoignent que les partis politiques sont désormais conscients que les choix électoraux des Tunisiens augurent des bouleversements irrémédiables dans les règles du jeu politiques. En effet, bien plus qu’un verdict, les dernières élections, annonceraient l’entame de deux évolutions majeures. La première concerne, l’éclipse d’une vision idéologique de la politique et l’apparition d’une autre, que l’on qualifierait de «pragmatique». La seconde porte sur la remise en cause de la notion de leadership, basée sur le culte de la personne, et sa substitution progressive par le concept de management participatif. Nombreux sont en effet les indices qui jaillissent pour nous convaincre que les partis politiques peineront à s’affirmer dans un environnement démocratique sur la base exclusive d’une figure charismatique.

Dans ce papier, nous suggérons que même si les évolutions susmentionnées sont en apparence anodines, elles annoncent en réalités les prémisses d’une révolution culturelle et conditionnent l’enracinement du processus démocratique. Pour mesurer l’état d’avancement vers la démocratie, il convient selon nous de procéder à une évaluation, même approximative de l’effort accompli dans les principales entités politiques en matière d’idéologie de et de leadership.

Etat et idéologie : retour aux origines

Au lendemain de son indépendance, et à l’instar de nombreux pays arabes, la Tunisie a fait le choix de la République. Se défendant de tout chauvinisme, nous constatons que l’expérience tunisienne est la moins catastrophique de toutes les républiques arabes. C’est en effet le seul pays où la République n’a pas été amarrée à une idéologie et où l’armée a été sciemment mise en dehors de la scène politique.

Grâce à ces deux spécificités, le régime républicain «à la tunisienne», et en dépit de ses multiples dépravations, a eu le mérite d’éviter à la Tunisie un enlisement sanguinaire semblable à celui auquel nous assistons en ce moment dans plusieurs pays arabes.

Ne nous réjouissons pas vite cependant. N’étant pas capable d’enfanter une démocratie, «le modèle tunisien» a engendré un délitement des liens de citoyenneté et une crispation de la scène politique. Plus particulièrement, l’absence de démocratie a eu comme conséquence directe le paradoxe suivant : voilà en effet qu’un Etat n’endossant pas de coloration idéologique, se retrouve face à des partis idéologiques et hostiles à la notion de l’Etat de surcroît.

Recours à l’idéologie : une nécessité historique

Comment expliquer ce paradoxe? Il est en effet une causalité irréfutable: le déficit démocratique engendre presque mécaniquement la constitution de partis idéologiques. La syntaxe idéologique rend les partis plus hermétiques; un inconvénient certes mais qui prend l’allure d’un atout puisqu’il constitue un rempart contre les tentatives du pouvoir despotique de dompter les partis d’opposition. Le discours politique consensuel était alors périlleux car ouvrant des brèches que le pouvoir s’empresse à saisir pour semer la discorde et ramollir la contestation. Au-delà de cette fonction protectrice, les idéologies offraient un autre avantage, celui de la différentiation. En effet, en l’absence de verdicts populaires, les partis politiques n’avaient d’autres choix pour se distinguer les uns des autres qu’en se basant sur une assise idéologique. Plus les partis sont différents, plus ils assurent une visibilité indispensables à leur survie.

Méfaits de l’idéologie dans une transition démocratique

Brièvement, nous définissons l’idéologie comme une «croyance» qui se donne les apparences d’une méthodologie scientifique, et c’est en cela qu’elle n’admet pas la contestation. S’appuyant sur une causalité stricte et unidimensionnelle, elle affirme être la seule à pouvoir formuler une perception objective des problèmes et à y apporter les remèdes appropriés. Ce qui engendre un renfermement disciplinaire et une tendance à faire plier la réalité aux préceptes de l’idéologie plutôt que l’inverse.

Une idéologie va au-delà d’un simple attachement à des principes sur la base desquels militants et dirigeants construisent une conviction; elle est aux yeux de ses adeptes une loi irréfutable qui régit l’évolution sociale dans sa forme explicative et anticipatrice. S’y opposer n’est pas objectivement concevable et relève d’une obstination égoïste.

De fait, l’exercice de la politique emprunte une trajectoire de surenchère qui mènera inéluctablement à l’affrontement. Seule la «capitulation» de l’adversaire est permise. Les concessions et autres vocables, destinés à conduire vers une relativisation des positions, seraient reddition, dérive et traitrise suscitant le soulèvement d’une partie des membres dans une éternelle tentative de retour vers une «pureté originelle».

L’établissement d’une politique pragmatique extirpe cette dimension «ascétique» et attrayante dans les idéologies mais dépasse ces dernières en ce sens qu’elle est plus propice à la stabilité sociale. Le pragmatisme politique confère incontestablement une visibilité réclamée par une population désormais méfiante à l’égard de promesses idéologiques alléchantes qu’elle juge ne servir qu’à dissimuler les incompétences des hommes politiques. On n’insistera jamais assez sur le fait que la formulation de promesses aussi séduisantes qu’irréalistes, constitue un terreau favorable au rétablissement des dictatures. Pareille dérapage est d’autant plus probable que les déceptions à répétition ont contraint le peuple tunisien à revoir ses priorités. Conscients que les difficultés qu’ils rencontrent ne peuvent se résoudre dans l’immédiat, les Tunisiens paraissent moins exigeants envers les défaillances de gouvernance et se montrent plus intransigeants en matière de sécurité.

Incontournable différenciation politique

Dans l’élan révolutionnaire, tous les partis se sont instantanément vêtus de l’habit révolutionnaire. A cette époque, une enquête d’opinion révélerait vraisemblablement à quel point la perception des partis politiques auprès de la population tunisienne est ambigüe.

Au fur et à mesure la conscience politique aiguisée, militants, sympathisants et électeurs regrettent le délitement identitaire des partis. Ils mettent ces derniers dans l’obligation d’établir une orientation politique qui autorise de les distinguer les uns des autres. A cet égard, les Tunisiens ont tranché : les résultats des urnes désavouent en effet clairement toute distinction idéologique, laquelle s’était avérée indispensable avant la révolution mais qui depuis constituerait une entrave à l’ancrage de la démocratie.

Le défi est donc double : restaurer l’édifice républicain en lui adjudant le volet démocratique d’une part et inventer de nouveaux mécanismes de distinction ou de différentiation politiques qui ne soient pas portées par un ressort idéologique de l’autre. La différentiation a-idéologique est une conception structurante d’une scène politique tournée vers la consolidation de l’état des libertés et l’amélioration du bien-être des citoyens.

Dépassement de l’idéologie et du leadership dans les partis tunisiens

Rappelons à cet effet que notre hypothèse consiste à dire que l’enracinement de la démocratie passe en grande partie par le rétrécissement de la dimension de l’idéologie et la désacralisation du leadership.

1- Nidaa Tounes : responsabilité gouvernementale et risque d’implosion

Ce parti a hérité les succès et les déconfitures des différents gouvernements depuis l’indépendance jusqu’à la révolution en janvier 2011. Rien d’étonnant alors à ce qu’il soit foncièrement hostile à une pratique idéologique de la politique.

Que le parti ne revendique aucune orientation idéologique ne signifie pas qu’il ne comporte pas de tendances idéologiques en son sein. D’ailleurs, certains pensent que les querelles internes qui ébranlent le parti actuellement s’alimentent de conflits d’intérêts sur fonds de divergences idéologiques sournoises même si les protagonistes s’efforcent à utiliser une grammaire purement politique.

Toutefois, le refus catégorique d’endosser une idéologie claire et la nécessité d’aboutir à des équilibrages multiples ont précipité le parti Nidaa dans une tourmente d’incohérences et de quiproquos inattendus. Les gaucheries, les lapsus souvent suivis de démentis ou d’admonestations l’attestent clairement. Néanmoins, l’entente cordiale, quoique officieuse avec Ennahdha, constitue à notre sens l’une des rares orientations constantes dans le parti et ce malgré des voix opposées qui s’élèvent sporadiquement. En concédant que Nidaa Tounes est indemne des penchants idéologiques, reste à savoir s’il saurait se passer de la personnalité charismatique de son fondateur. Le défi de Nidaa consiste à préserver sa spécificité de parti non-idéologique capable de se préserver et de faire adhérer des militants sur des critères autres que l’attachement à l’image d’un leadership paternaliste.

2- Ennahdha : une refonte incontournable

Aucun ne conteste le poids de l’idéologie dans l’avènement du mouvement islamiste. L’utopie de renouer avec un passé glorieux a longtemps cimenté la cohésion des militants en donnant sens à leurs sacrifices qu’ils estiment indispensables pour aguerrir une élite, à qui revient la mission de faire triompher la Vérité. Selon ce schéma, la politique n’a pas une finalité sociale puisque sa vocation suprême consiste à établir les conditions du salut dans l’au-delà. Même si les terminologies diffèrent, cette instrumentalisation de la politique à des fins utopiques est un trait commun à toutes les idéologies.

Cependant nul ne niera que la conscience politique du parti islamiste a changé au cours de son histoire. A y regarder de plus près, les plus grands tournants ont eu lieu dans l’intervalle des quatre dernières années suivant la révolution et surtout le triomphe électorale dans les premières élections libres de la Tunisie. Le passage à un nouveau stade de conscience politique s’est produit lorsque les dirigeants islamistes sont arrivés à une évidence amère : la défaillance incontestable des dogmes «unificateurs» de l’idéologie à administrer une société de plus en plus complexe et diversifiée.

Plusieurs épisodes attestent de ce revirement progressif vers une pratique pragmatique de la politique. Il y a d’abord la conviction que la légitimité est une donnée nécessaire mais pas suffisante pour mener à bien un processus de démocratisation trébuchant. Conviction qui a justifié le retrait de la «troïka» (la coalition gouvernementale dominée par Ennahdha ayant régné entre décembre 2011 et janvier 2014) et l’approbation de constituer un gouvernement de technocrate dont le mérite a été d’apaiser les tensions et de préparer sereinement le déroulement des élections. Enfin, le «retrait» de plusieurs figures de proue de l’aile idéologique, en l’occurrence Sadok Chourou et Habib Ellouz, constitue un indice, qui, au-delà de sa portée symbolique, dénote une dynamique de politisation incontestable. Ennahdha est de moins en moins islamiste et de plus en plus conservateur.

3- Le Front populaire : inertie de l’idéologie

Défaillance structurelle ou faiblesse organisationnelle, toujours est-il que le Front populaire est l’entité qui éprouve objectivement le plus de difficultés à revisiter ses fondements idéologiques. En effet, aussi bien dans ses composantes gauchistes que nationalistes, la dimension idéologique est omniprésente. Le poids représentatif du Front populaire doit être relativisé puisque les voix obtenues lors des dernières élections sont très éparpillées entre des élus issus de multiples horizons idéologiques. Les risques de discordes internes pèsent tellement sur les prises de décisions du Front populaire que la meilleure stratégie, celle qui évite l’éclatement et non pas celle qui porte un projet, consisterait à être dans le refus.

L’appréciation de la valeur politique du Front populaire et de son importance sur la scène politique est double : sa nature idéologique, son «angoisse existentielle» et ses mécaniques de gestion ne peuvent faire de lui une alternative politique qui serait amenée à prendre des responsabilités gouvernementales. Par contre, sa présence est plus que souhaitée en tant que force de rappel de certains principes susceptibles d’être négligés par la classe politique.

4- Le CPR enfante le 7arak : une régression confirmée

Le Congrès pour la république (CpR) est une configuration atypique puisqu’il semble emprunter une évolution à contre-sens. On savait le discours du CpR tranchant, fortement clivant. Mais on s’attendait à ce que son expérience gouvernementale et présidentielle l’amène vers une direction d’apaisement. Pourtant, le CpR, pour son malheur, est depuis son ascension au pouvoir victime d’une idéologisation progressive. Selon ses détracteurs, s’il dénonce continuellement les dégâts engendrés par l’ancien régime et «les ennemis de la révolution», c’est qu’il manifeste une inaptitude à se repositionner sur la scène politique. Pour un parti arrivé deuxième lors des élections de 2011, la dégringolade est spectaculaire. Alors que les électeurs réclament une désidéologisation politique, voilà que le CpR transforme petit-à-petit une légitimation révolutionnaire éphémère de «circonstance», en idéologie. Ses résultats législatifs très décevants confirment on ne peut plus clairement la désapprobation de sa stratégie. A cet égard, le 7arak, s’inscrit dans la continuité du CpR en ce sens qu’il fait de la révolution et de la préservation de ses «acquis» une idéologie à part entière. Il constitue, selon ses fondateurs, une dynamique qui espère devoir porter sur ses épaules toute la culpabilité de la classe politique, laquelle ne s’est pas montrée à la hauteur des ambitions révolutionnaires de la population.

Or, au-delà des discours, le 7arak souffre d’ores et déjà d’une multitude d’handicaps. En cherchant à rassembler un électorat hétéroclite et transcendant les appartenances partisanes, le 7arak exaspère ses rivaux politiques et se condamne à davantage d’isolement.
Cette initiative demeurera infructueuse dès lors qu’elle cherche à s’inventer une idéologie réductrice où tous les maux de la Tunisie trouveront miraculeusement remède aussitôt les affidés de l’ancien régime bannies. Elle porte ainsi préjudice à un processus de conciliation déjà vacillant.

Un autre aspect mérite que l’on s’y arrête: c’est l’ambigüité qui règne sur l’identité du 7arak. Est-ce un parti en gestation, un front à venir, un rassemblement !? Une chose est pourtant sûre : le choix délibéré d’une structure amorphe offre bien des avantages. Il y a tout d’abord la préparation d’une sortie honorable du CpR qui finira tôt ou tard par disparaitre pour épouser les structures encore molles du 7arak. Il y a ensuite de la part des dirigeants du 7arak la volonté d’être réfractaires aux règles du jeu politique.

L’ensemble de ces caractéristiques enfin porte à croire que le CpR-7arak serait une régression dans la scène politique en ce sens qu’il vise une mobilisation idéologique en même temps qu’il cherche à réhabiliter une pratique politique axé sur la suprématie d’un leader vénéré.

5- La social-démocratie : l’ultime recours des partis vulnérables

On peut certes se réjouir que les deux plus grands partis sont parvenus à enterrer la hache de guerre. Sans aller jusqu’à remettre en cause le principe d’entente implicite ou explicite, celle-ci ne doit pas conduire à une bipolarisation qui, à force de se répéter, a toute les chances d’évoluer vers une fusion de fait entre Nidaa Tounes et Ennahdha. Il s’en suit un appauvrissement de l’offre politique et une marginalisation des autres partis.

Pour tenter de pallier cette éventualité, sept partis ont déclaré leur intention de créer une entité politique (dont la forme demeure encore indéterminée) de tendance socio-démocrate. La symbolique socio-démocrate offre à ces partis la possibilité de se démarquer définitivement de la «coalition libérale»constituée par Nidaa, Ennahdha, Union patriotique libre (UPL) et Afek Tounes.

Ce troisième pôle devrait conforter la transition démocratique, constituer une alternative crédible et améliorer la visibilité d’une offre sociale qui reste aujourd’hui très floue, émiettée et à forte connotation idéologique.

Sur ce dernier point, résister à la tentation idéologique est de loin le premier défi que va devoir relever les dirigeants des partis impliquer dans ce projet. A cet égard, nous constatons que certains partis sont plus enclins à s’inscrire dans une logique pragmatique de la politique alors que d’autre demeurent fondamentalement partisans d’une logique idéologique. Ce qui n’est pas sans créer des frictions et des hostilités aigues.

En outre, ce chantier ne pourrait déboucher sur une profonde réorganisation politique du pays que s’il parvient à résoudre l’épineuse question de leadership. Sur ce point, il est à craindre que de fortes personnalités historiques ne se livrent une lutte sans merci risquant ainsi de faire avorter un projet ambitieux. Plus particulièrement nous pensons que l’affiliation à la «social-démocratie» peut raviver les tensions entre quelques partis se réclamant adeptes historiques de ce courant. Le parti Ettakattol bénéficie en outre d’une reconnaissance internationale puisqu’il fait parti de l’internationale socialiste.

En guise de conclusion, pour les partis politiques qui aspirent jouer un rôle dans l’avenir, s’adapter aux nouvelles donnes n’est point un choix mais une contrainte. Or, en décryptant l’attitude des acteurs politiques, force est de constater que les orientations divergent. Si certains semblent convaincus, ne serait-ce que par opportunisme, pour amorcer des mutations profondes en accord avec les aspirations populaires, d’autres résistent contre vents et marées et préfèrent défendre leurs positions en restant fidèles à une pratique traditionnelle de la politique de plus en plus vilipendée.

Les changements à venir doivent intégrer trois axes majeurs : l’amélioration de l’offre politique qui stimule l’apparition d’un paysage politique multipolaire, l’instauration d’une gouvernance participative au sein des partis et enfin la mise en place d’une dynamique de création et d’innovation de nouvelles solutions sur la base de nos propres ressources.

* Les auteurs sont, respectivement, docteur en sciences économiques et chercheur au Ceres, Tunis et docteur en sciences économiques et chercheur ETE à l’université Evry, France.

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