Le secteur informel, la contrebande et les autres informalités constituent un manque à gagner fiscal pour l’Etat. Quelques solutions et stratégies pour y remédier.
Par Abderrahman Ben Zakour *
II – Le Commerce transfrontalier de contrebande
A –Descriptif et état des lieux
Nous commençons par ce commerce dit parallèle de contrebande qui s’exerce aussi bien dans la zone frontière tuniso-libyenne que celle entre la Tunisie et l’Algérie, à cause des défis sécuritaires actuels (2012 à 2016) et de son implication avec le terrorisme et le passage des armes provenant de la Libye.
* Sur une période de plus de quatre décennies l’Etat a été laxiste avec ce commerce entre la Tunisie et la Libye. Il a laissé faire.
* Ce ne sont pas seulement des personnes isolées qui pratiquent ce commerce, mais c’est essentiellement un «commerce informel très structuré» et bien hiérarchisé : il y a les barons (une trentaine), les grossistes et les détaillants.
* Rares sont les paiements au comptant, c’est des paiements à terme basés sur des relations de confiance d’origine tribale.
* Chez les barons, il y a une spécialisation dans les produits et les activités : deux pour le textile, deux ou trois pour l’électroménager, deux pour les opérations de change, etc.
* Dans ce commerce, tous les responsables de part et d’autres de la frontière touchent leurs parts (douaniers, militaires, cadres administratifs…).
Dans ce qui suit noue relatons quelques témoignages qui nous enseignent sur la gravité du phénomène.
Sur une radio locale, en 2013, face à un colonel de la douane qui vantait le travail de ses agents, j’évoquais leur implication et les pots-de-vin qu’ils touchaient, il acquiesça, disant : «Oui, effectivement, avec eux les barons utilisent le ‘‘targhib’’ et le ‘‘tarhib’’», expression qui signifie «l’intéressement et la menace».
En, janvier 2017, sur une chaîne TV privée, un avocat qui a pour client un baron de la contrebande de la zone de Kasserine rapporte les propos de ce dernier : «En 2011, nous avons souffert des excès de contrôle, actuellement je contrôle bien la situation et la région ; je suis même capable de brûler toute la région.» L’avocat ajoute qu’un conseil de sécurité très restreint composé du chef de gouvernement, du ministre de l’Intérieur ainsi que de hauts cadres de ce ministère décide de mettre hors de nuire 6 barons de la contrebande. L’information parvient le jour même à tous les barons… Cela signifie que ces derniers sont bien infiltrés dans le système sécuritaire. En d’autres termes, l’Etat est pris en otage par la mafia de la contrebande.
Il y a aussi le témoignage suivant d’un homme d’affaires tunisien reconverti dans la contrebande de l’électroménager, rapporté par le site ‘‘Decryptnewsonline’’, le 16 octobre 2016, par Bob Woodwar: «La marchandise me provient de Chine via l’Algérie, mes vis-à-vis sont un important trafiquant algérien et un cadre douanier tunisien. Ce dernier a à son service une milice d’éclaireurs armés et paramilitaires qui m’indique l’itinéraire à suivre et sont payés cash. Il s’agit d’une logistique tentaculaire. Mon douanier, haut gradé, fait des affaires avec plusieurs contrebandiers, il n’a aucun scrupule et sa décision de trahir l’Etat est irrévocable.
«Plusieurs hommes d’affaires comme moi payent des pots-de-vin à des cadres du ministère du Commerce. Il y a une association entre une mafia légale et une autre illégale. Nous sommes des hommes invisibles et certains d’entre nous peuvent commander tout un village. Nous appartenons à une confrérie secrète (une sorte de franc-maçonnerie), nous partageons pleinement les idées de Pablo Escobar.
«Deux choses importantes que vous devez savoir : sachez que pour chaque quantité officiellement saisie par la douane, il y a en contrepartie 8 à 9 autres quantités équivalentes qui passent à travers les mailles du filet. La deuxième chose à retenir, c’est que des banques tournées vers l’international sont fortement impliquées avec nous dans la contrebande. Enfin, mon témoignage est une petite goutte de la réalité du terrain.»
B- Effets économiques et macro-économiques du commerce transfrontalier
Quelques données chiffrées estimées sur l’ampleur du commerce à Ras Jedir :
* Sur la zone frontalière de Ben Guerdane, entre 25 et 30.000 personnes vivent de ce commerce.
* En moyenne, chaque grossiste a un capital qui tourne autour de 300.000 dinars, donc les 60 grossistes disposent d’un capital d’environ 18 millions de dinars.
* Environ 300.000 litres de carburant sont introduits chaque jour de la Libye vers la Tunisie, soit 110 millions de litres par an.
* Le volume de change journalier oscille entre 1 et 3 millions de dinars soit annuellement environ 750 millions de dinars. De ce fait, la monnaie a une cotation journalière : un taux de change journalier fixé la veille.
* Le chiffre d’affaires annuel des transactions commerciales dans la zone de Ras Jedir Ben Guerdane est estimé à 1.100 millions de dinars.
* Des estimations chiffrées faites par Joussour évalue le chiffre d’affaires total du commerce de la contrebande à 6,5 milliards de dinars, soit environ 15 à 20% des flux de marchandises distribuées par le commerce intérieur. Les revenus annuels générés par la contrebande et les importations illégales sont de l’ordre de 2 milliards de dinars.
* Les principaux produits objet de ce commerce illégal sont le tabac, les produits pétroliers, l’électroménager, le textile et l’habillement.
* Le tabac engendre un manque à gagner pour l’Etat de l’ordre de 500 millions de dinars.
* Les produits pétroliers couvrent 25% de la demande globale du pays avec des revenus de l’ordre de 300 millions de dinars distribués entre quelques dizaines de barons-grossistes.
* La totalité du manque à gagner pour l’Etat (fiscalité et droit de douanes) est de l’ordre de 220 milliards de dinars.
* Parmi les effets économiques négatifs sur l’emploi de ce commerce, en 2010 la zone industrielle de Sfax comptait 42.000 ouvriers dans le secteur des chaussures, en 2016 il n’y a plus que 2.000 ouvriers. C’est la concurrence des chaussures chinoises importées illégalement.
* Après la révolution, il y a eu une «démocratisation» et une prolifération du commerce de contrebande dirigé par de nouveaux barons qui nient l’existence et la légitimité de l’Etat. De plus, ce commerce transfrontalier est largement infiltré par le crime organisé et le terrorisme. De ce fait l’Etat se retrouve largement dépassé avec une réduction considérable de la grille de solutions.
* Sur 17.000 associations, 20 seulement respectent les exigences juridiques. Plusieurs associations servent comme couvertures pour le blanchiment de l’argent de la contrebande, d’autres financent le terrorisme et le crime organisé.
* Une pénurie de main d’œuvre pour l’industrie : il est évident que ce commerce informel transfrontalier, un travail à très faible pénibilité, a permis l’enrichissement de plusieurs familles. A ce titre, il a été rapporté qu’un investisseur dans l’industrie (en 2013-2014) n’arrive pas à trouver des ouvriers non qualifiés pour 600 dinars par mois.
Cette atmosphère de gains faciles dans le commerce, l’ampleur de la contrebande et l’immigration de travailleurs vers la Libye rend improductif et non rentable tout type d’investissement industriel dans la région: les investisseurs industriels potentiels sont très rapidement découragés. Disons-le, dans cette région du sud, il y a un manque manifeste de main d’œuvre pour travailler dans l’industrie.
* La concurrence déloyale à l’égard de certaines industries tunisiennes : la bête noire des industriels tunisiens c’est ce commerce frontalier à large échelle qui mine la production locale. Ces derniers ne cessent de réclamer justice auprès de l’organisation patronale, l’Union tunisienne de l’industrie, le commerce et l’artisanat (Utica).
* L’importation «illégale» de carburant a un double effet, l’un positif dans la mesure où elle réduit la charge financière énergétique de l’Etat, l’autre négatif en réduisant les recettes fiscales. Pour les autres produits, à côté de la concurrence déloyale évoquée par les entrepreneurs tunisiens, c’est une fuite fiscale puisqu’il y a une nette réduction des recettes douanières.
* Pour les statistiques officielles du commerce extérieur, la Libye est le cinquième partenaire économique de la Tunisie derrière la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne. En effet, 7% des exportations tunisiennes vont vers ce pays; il y a 1.200 entreprises tunisiennes qui produisent totalement ou partiellement pour le marché libyen. Par ailleurs, la Libye fait travailler entre 20 et 30.000 travailleurs tunisiens.
* Dans le cas particulier de ces deux gouvernorats Medenine et Tataouine, le commerce frontalier a été non seulement un réducteur du chômage, dans des zones «oubliées du développement», mais aussi, il a été à l’origine de l’enrichissement d’une catégorie sociale à l’origine tribale et pastorale devenue par la suite «classe de capitalistes commerciaux»; une classe qui gère une grande quantité d’argent liquide hors du système bancaire conventionnelle.
C -Solutions et stratégie d’intégration du commerce transfrontalier :
D’abord une erreur à ne pas commettre, c’est la répression, la force et l’application stricte de la loi. Par définition, la structure est fugitive, illégale et agit en marge de la loi et de la réglementation.
La stratégie consiste à discuter autour d’une table avec la trentaine de barons et de les ramener à intégrer la formalité dans un cadre légal avantageux pour les deux parties: l’Etat et le ministère des Finances d’une part et les barons d’autre part. Toute la question est d’imaginer une stratégie d’implication de ces milliardaires dans un processus de développement régional légal et intégré. Comment?
* L’Etat reconnaîtra légalement ces grands commerçants comme étant des intermédiaires de commerce entre deux pays tout en leur délivrant une carte professionnelle. De même des cartes professionnelles seront délivrées aussi bien aux intermédiaires qu’aux petits détaillants. Ainsi donc un fichier légal des uns et des autres sera établi.
* La zone franche sera construite aux frais de ces commerçants qui seront les propriétaires et gestionnaires de cette zone (location de l’espace…).
* On établira avec eux une liste des produits prohibés à l’import (drogue, armement, etc.) et à l’export (produits alimentaires subventionnés) et un quota fixé annuellement des produits agricoles autorisés à l’exportation.
* On fixera avec eux un taux d’imposition sur le chiffre d’affaires, admis par l’ensemble des grands commerçants, tout en ouvrant un bureau de recettes des finances dans la zone franche.
* On discutera avec eux pour les impliquer dans le développement régional en leur proposant le financement des projets d’investissement réalisables qui sont disponibles dans l’Office de développement du Sud (ODS). Par exemple, et compte tenu de la demande libyenne en soins de santé, des cliniques privées qui accueilleraient les demandeurs de soins libyens, ou encore des entreprises de production de produits exportables en Libye.
Par ailleurs, le contrôle douanier se fera sur une autre base, comme suit :
* L’Etat formera des centaines de douaniers «mobiles» avec construction d’une cité de résidence des douaniers sur les frontières.
L’idée de la mobilité est qu’aucun douanier ne doit rester dans le même secteur plus de 3 jours et ce afin d’éviter leur corruption et leur intimidation. L’ordre de mission vers la zone frontière de chaque douanier ne lui sera communiqué que 24 ou 48 heures auparavant.
* De même un corps d’inspecteurs de douane «mobile» qui feront des contrôles inopinés.
* On instituera une prime (un pourcentage) pour les douaniers sur la valeur des marchandises illégales saisies; une prime qui sera distribuée à toute l’équipe en service le jour de la saisie.
Ce ne sont là que quelques recommandations qui peuvent être affinées ou élargies.
Dans la réalité vécue, le douanier le plus intègre et le plus honnête, nouvellement affecté dans la zone, sera approché le troisième jour de son affectation par une tierce personne qui lui fera comprendre qu’il possède toutes ses coordonnées y compris l’école où son fils est inscrit; puis il lui proposera de collaborer avec les contrebandiers moyennant le doublement de son salaire. Le douanier effrayé acceptera sans contester (c’est là un constat relevé par des enquêteurs).
A suivre…
*Professeur universitaire d’économie et statistique, spécialiste du secteur informel en Tunisie.
Demain :
3- L’informel repérable par le fisc, l’INS et la CNSS.
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Comment lutter contre le secteur informel en Tunisie ? (1/4)
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