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Bloc-notes : Tous coupables dans la polémique sur le bisou

Il ne suffit pas de rectifier les faits et de dire que la sanction de six mois de prison avec sursis a concerné un cas de détournement d’une mineure de 12 ans (ce qui n’est pas rien) et non un cas de bisou volé, comme rapporté par les médias, le fait est que, en Tunisie, le bisou public est sanctionné; car une loi scélérate l’impose et on n’ose pas proposer au parlement de l’abroger.

Par Farhat Othman *

Toutes tendances confondues, nos élites cautionnent la situation actuelle marquée par la persistance dans notre droit de lois scélérates dont celle qui a donné lieu à la dernière décision judiciaire ayant fait polémique sur ce bisou échangé par des jeunes. Une telle démission des élites a pour cause diverses raisons, allant de la morale et de la religion, à une mythique conception de la société qui serait dans sa majorité conservatrice, alors qu’elle est de plus en plus libertaire, ensauvagée même désormais. Car ce sont ces lois qui amènent la majorité des Tunisiens à simuler ce qu’ils ne sont pas, être par exemple homophobes; c’est une hypocrisie qu’impose l’environnement de contraintes et de violence, une ruse de vivre, ce que j’ai nommé jeu du je.

Lois illégales ni islamiques ni islamistes

Ces lois n’ont plus place dans l’État de droit que se veut être la Tunisie; en effet, elles sont devenues nulles de nullité absolue, ayant été abolies de fait comme de droit par la nouvelle constitution dès son entrée en vigueur. Ce qui fait que nos magistrats, rendant des jugements sur la base de telles lois, tel celui de la dernière polémique, ne disent point la justice, mais l’injustice, puisqu’ils appliquent des lois violant la seule norme faisant autorité dans le pays, la norme constitutionnelle hiérarchiquement supérieure à toutes les lois. Aussi, en bon droit et en saine logique, un juge qui se respecte devrait s’abstenir d’appliquer de telles lois. C’est à la fois une question de droit, de conscience et d’éthique.

C’est ce qui me fait dire que l’on n’est pas dans un État de droit, tout au mieux de similidroit, où l’on affecte le respect de la loi, alors qu’il ne s’agit que d’imitation, bien mauvaise d’ailleurs, un fake juridique. Quelle valeur peut avoir un jugement se fondant sur des lois liberticides qui, outre d’aller à l’encontre de la constitution, violent la souveraineté du pays et la dignité de son peuple ? En effet, la loi interdisant le bisou en public, comme toutes celles qu’on invoque en matière de ces fausses bonnes mœurs qu’on se targue d’honorer, sont une survivance de la colonisation et le reliquat des lois de la dictature.

Ces lois illégales sont immorales aussi, n’ayant rien d’islamiques puisque l’islam n’a jamais été pudibond. Faut-il rappeler à ceux qui ne connaissent plus de cette religion que sa fausse interprétation qu’on appelle charia — et qui n’est que l’effort humain d’exégèse, obsolète désormais — que le prophète embrassait sa bien-aimée Aïcha devant tout le monde et dans l’enceinte de la mosquée de Médine?

De même, il est faux, en dénonçant le dernier jugement du tribunal de première instance de Tunis, de prétendre que ce genre de jugements de la honte au nom d’une atteinte saugrenue à la pudeur est de la seule responsabilité des islamistes.

Certes, ils ne font rien pour changer la situation, appelant même à y tenir; mais ils n’en sont pas responsables, ces lois ayant précédé leur arrivée au pouvoir. C’est dire que la responsabilité des supposés modernistes et laïcs est encore plus grande, du moins ceux ayant soutenu l’ordre ancien en acceptant de telles lois et qui aggravent aujourd’hui leur responsabilité passée en se limitant à ne rien faire pour les abolir, se limitant à botter en touche en mettant en cause la duplicité des islamistes sans rien faire pour abolir la cause de cette duplicité.

Or, nul ne peut ignorer qu’une loi, mauvaise qui plus est, n’est pas éternelle et doit être abolie par une bonne qu’il faut prendre l’initiative proposer; ce qu’on ne fait pas au prétexte fallacieux de l’absence d’une majorité pour voter la loi. Ce qui revient à mettre la charrue devant le bœuf, car le souci de la majorité pour le vote vient après la proposition du texte et la campagne médiatique pour l’imposer et qui, autant elle sera forte et sérieuse, autant la majorité pour la voter sera vite trouvée. Par conséquent, on voit bien, qu’en cette matière sensible, toutes nos élites ne font que jouer la comédie; or, l’abolition des lois scélérates est une cause plus qu’urgente, car elles régissent un pays devenu non pas celui d’Ubu roi mais d’un Ubu plus grotesque à force d’absurdité, un Ubu Tunisien.

Ubuesque politique, fanfarons politiciens

La vérité dont on ne peut plus douter, c’est que nos élites délitées préfèrent les délices de la pratique politicienne à l’action politique éthique; on simule la militance pour les valeurs, ou prétend y appeler tout en dissimulant l’absence d’actes concrets; et pourquoi s’en embarrasser quand on a, sans actes concrets, les honneurs d’un Occident qui cultive les faux-semblants?

Ainsi, à New-York, la présidente de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) est honorée pour un rapport virtuel, sans nulles retombées tangibles, et le président de la République distingué pour le service de la paix dans le monde alors qu’il menace, par ses initiatives politiciennes, la seule vraie qui compte : la paix sociale en Tunisie. Car même sur l’égalité successorale à propos de laquelle il s’est engagé, il ne propose encore rien; et ce qu’il a annoncé n’est véritablement pas bon, le projet à venir permettant de faire aux dogmatiques une concession majeure, illogique et grosse de conséquences néfastes en laissant la faculté absurde, n’étant même pas limitée pour une période transitoire, de se réclamer de la loi abolie. Quoi de plus ubuesque en matière juridique ?

Ce qui est ubuesque également, cette fois-ci en matière d’éthique et de logique, c’est qu’on se permet de justifier le jugement inique dans l’affaire polémique du bisou en tentant de faire oublier l’essentiel par l’accessoire.

Qu’importe donc s’il ne s’agissait pas que d’un bisou échangé publiquement, puisque le principal est qu’il n’y a eu ni violence ni plainte? N’est-ce pas cela qu’interdit la loi? Et ce qui est à dénoncer, n’est-il pas l’existence d’une loi qui ne sert pas l’ordre public mais le dessert? Qu’importe si la fille n’a pas dix-huit, du moment qu’elle est sexuellement majeure et embrassant de son plein gré un garçon quasiment de son âge? Il est bien temps d’arrêter avec cette manie de nos responsables de vouloir tout justifier, y compris leurs abus, à tous les coups au lieu de reconnaître, pour le moins, que le tort est moins de leur fait que de celui d’une loi honteuse qu’on dénonce sans oser abroger ! Ne valait-il pas mieux en l’occurrence, comme cela a été fait lors d’une bavure similaire, de rappeler la réalité, à savoir que pour en finir avec de tels jugements qui ne traduisent nulle justice, mais une sauvagerie d’un autre temps, il importe d’abolir les lois qui les permettent?

Si nos gouvernants sont fiers de saisir la moindre occasion pour dire gouverner le pays initiateur d’une révolution de la dignité et se targuer d’une modernité illusoire, ils le sont bien moins à reconnaître qu’on y continue à harceler les jeunes. On brime les amoureux, y compris les lycéens, en les traînant en justice, au risque de détruire leur vie comme on le faisait hier pour un malheureux joint, loi scélérate toujours en vigueur quoique supposée allégée, alors que la promesse du candidat devenu président était de l’abroger, étant l’un des symboles de la dictature supposée déchue.

Bien pis ! On ne met pas fin aux exactions policières responsables de drames récurrents, tel celui du jeune supporter sportif jeté dans l’eau pour y mourir, ne sachant nager, ou cet autre mort en tombant de l’étage d’un immeuble, la voisine ayant appelé la police pour dénoncer sa présence seul avec une amie dans son appartement. Les harcèlements sont répétés, nombreux et de tous genres, touchant ce qui fait le quotidien de nos jeunes réduits à vivre en une réserve faute de pouvoir circuler librement : alcool, tendresse, sexe, joints: et même la liberté basique de ne pas jeûner durant ramadan ou de ne pas consommer d’alcool le vendredi. Où va-t-on de la sorte alors que le monde bouge alentour à vitesse grand V? Ainsi, l’Inde fait la leçon aux pays d’islam et marque les esprits en dépénalisant l’homosexualité et l’adultère!

On l’a dit, il ne suffit plus de crier haro sur les intégristes, car ces derniers sustentent leur force de l’inertie des supposés libéraux et des progressistes. C’est bien un laïc qui est au pouvoir à Carthage comme à la Kasbah; et ce sont des lois d’un pouvoir honni par les religieux qui sont en vigueur outre des circulaires illégales dont l’abrogation dépend d’une volonté politique. C’est donc trop facile de continuer à mettre la responsabilité de la honteuse situation actuelle sur le dos des islamistes qui, certes tirent les ficelles, mais peuvent toujours, et à raison, dire ne pas être au pouvoir. Qu’est-ce qui empêche donc le président de la République, ou le chef du gouvernement, ou encore dix députés progressistes de présenter des projets de loi abolissant au moins les plus scélérates des lois ?

On nous dit qu’il y a des commissions techniques qui y travaillent; on sait que c’est une bonne manière d’enterrer une question. Puis, cela n’empêche pas de suspendre l’application des lois les plus injustes. On peut déjà aussi décider l’abrogation des circulaires et des textes d’application qui permettent la mise en œuvre des lois de la honte, ce qui revient à les abroger de fait; c’est, par exemple, le cas de l’homophobie si l’on se décide à interdire le test anal. Tout cela est de l’unique responsabilité du chef du gouvernement qui, encore mieux, peut et devrait donner sans plus tarder des instructions au parquet pour ne plus réserver de suite aux démarches violant la constitution. Il doit faire de même avec les forces de l’ordre auxquels il interdirait de toucher aux libertés citoyennes paisibles. C’est qu’il est bien temps de réhabiliter l’amour en ce pays où il est en passe de devenir criminel quand la violence et la haine s’affichent partout, et sont même encouragés par certains esprits dérangés !

Responsabilité des partenaires d’Occident

Certes, on peut toujours dire que la Tunisie finira bien par respecter les standards internationaux en matière de respect des droits humains tels qu’universellement reconnus, car l’enracinement confirmé du pays dans l’ordre mondial libéral, le rend fatal. La question n’est donc pas si cela se fera mais quand et à quel prix en victimes innocentes. Car une seule nouvelle victime est déjà de trop et sa honte retombe aussi bien sur les élites du pays que leurs partenaires qui acceptent ces tares sans rien faire au prétexte d’une illusoire souveraineté. Or, il n’est plus de souveraineté à l’ancienne en un monde globalisé, elle est dans l’interdépendance, notamment entre démocraties; et on sait le rôle majeur joué par l’Occident, qui se renforce chaque jour davantage. Il suffit de voir les ravages mercantilistes dans le pays. Alors jusqu’à quand continuer à ne vouloir une Tunisie libérale que sur le plan des affaires du marché ? Pourquoi accepter que tout doive se vendre et s’acheter, y compris l’humain et sa dignité ?

Aujourd’hui, aider à l’advenue d’une société de droits et de libertés n’est pas que du ressort de la Tunisie, l’initiative de nos partenaires et amis d’Occident, européens surtout, est capitale auprès de nos responsables irresponsables. Ceux-là doivent agir pour un espace de démocratie où nos lois scélérates seraient en premier abolies pour que réussisse la transition démocratique, sinon tout ce qu’ils entreprennent dans le pays en termes de mise à niveau démocratique ne tiendra pas sa promesse faute du terreau qu’est la juste législation en un État de droit articulé à un environnement de libertés.

À ce niveau, l’Europe a un poids éminent; qu’elle l’assume donc et cesse de jouer aux deux poids deux mesures! Je le lui ai dit et répète ici par amour d’elle et par rejet de ce qu’elle devient : une citadelle des obscurités où les Lumières clignotantes sont de plus en plus sur le point de s’éteindre dans l’obscurantisme ambiant qui ne tiendrait pas un jour s’il n’était alimenté par des apprentis-sorciers d’Occident.

Qui est donc derrière les faux musulmans que sont Daech et les intégristes du Golfe? Qui a amené les faux islamistes modérés en Tunisie et au Maroc? À quand donc un libéralisme à taille humaine qui se soucie des droits et des libertés citoyennes ? N’est-ce pas l’homme et la femme, libérés des carcans d’une morale pudibonde et d’une religion devenue pur opium du peuple, qui sont en mesure de maximiser les richesses et assurer les plus grandes plus values? Pourquoi restons-nous figés sur une conception dépassée de la politique où l’on sème la guerre et le chaos pour mieux faire les affaires? Ces dernières ne donneront-elles pas de meilleures récoltes en se faisant dans un espace de paix et de sérénité morale, et religieuse surtout? Or, contrairement à ce que l’on veut faire accroire, le peuple tunisien est paisible, et s’il est spiritualiste, il n’est nullement tenté par la religiosité qu’une minorité veut imposer à la faveur de son alliance avec le capital sauvage.

La foi du Tunisien est tolérante et humaniste étant soufie à la base, puisant en un islam des droits et des libertés, notamment dans la vie privée où l’amour de son prochain est divin, où le sexe est exubérant et où la culture des sentiments doit être affichée contrairement aux marques cultuelles devant d’être discrètes par peur de la moindre ostentation. C’est à cela qu’on devrait agir au plus vite en un pays de plus en plus à la dérive.

Le bateau ivre tunisien doit trouver aide auprès des nautoniers au long cours d’Europe pour que le printemps arabe n’y soit plus la saison en enfer qu’il est devenu, évoluant vers un printemps tunisien, islamique aussi. À ce niveau, au-delà de l’Union, qui est hélas soumise par trop encore à sa logomachie d’un autre temps, je m’adresse au Conseil de l’Europe dont ont connaît l’action méritoire pour les droits humains. Son assemblée n’a-t-elle pas osé y appeler, y compris sur le chapitre sensible de l’homosexualité, même si son président ne l’a pas refait lors de sa visite en Tunisie malgré un appel public l’y invitant? La responsabilité de nos amis et partenaires du Conseil de l’Europe est immense pour faire bouger les choses dans le pays, et on sait l’importance de leur influence auprès de nos dirigeants, y compris les plus réticents au changement.

En effet, et, je le répète : rien ne changera tant qu’on n’aura pas aboli, et de suite, au moins les plus scélérates de nos lois. C’est ce qui autorisera d’aller au creux de nos réalités et des mentalités.

Sans cela, sans des actions ciblées sur ce qui fait problème, soit l’aspect législatif, les actions méritoires, importants et diversifiés, menée par le Conseil de l’Europe ne seront que cautère sur jambe de bois.

Je le dis d’autant plus volontiers, osant ce que Foucault appelle courage de la vérité, que le bureau de Tunis vient de changer de tête en la personne de Tim Cartwright, nouveau représentant du Conseil de l’Europe en Tunisie. Et c’est en toute amitié, par amour non seulement de ce pays, mais aussi de l’Europe de nos pères et grands-pères, qui ont versé leur sang pour la libération de ses pays, une cause étrangère devenue nationale, alors qu’on rejette aujourd’hui leurs enfants comme s’ils étaient des étrangers bien que nationaux européens.

Les belles initiatives européennes doivent s’insérer dans un cadre législatif sain, débarrassé des vieilleries insanes dont il est vérolé et qui attenteront à tout l’édifie, telles ces lois qui empêchent les gens de s’aimer en public.

Le bel hymne de l’Europe à la Tunisie démocratique, à la transition et à l’action en termes de fondations risque de ne relever que de la poudre de perlimpinpin si l’on veut tenir le discours cartésien de la lucidité et de la rigueur, outre celui de l’éthique.

Toutes les actions du Conseil de l’Europe ne serviront pas à grand chose tant que les citoyens de ce pays n’ont pas recouvré leurs droits et libertés, dont la libre circulation et le droit de s’aimer, vivre en paix leur vie privée; ce qui suppose l’abolition incontinent des lois scélérates.

Il importe certes de soutenir la société civile et d’appuyer les instances indépendantes pour jouer le rôle de contre-pouvoir, mais cela suppose en premier un minimum de volontarisme à bon escient, visant ce qui compte dans l’imaginaire populaire et l’inconscient collectif, les lois et leurs effets sur la vie quotidienne des gens, surtout ce qu’on veut considérer comme du menu fretin et qui compose l’essentiel de la société de ce pays zawali.

* Ancien diplomate et écrivain.

Ce n’était pas un baiser mais un détournement de mineure dans un parc !

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