Quatrième volet d’une série de 4 articles au titre générique ‘‘L’Etat minimum et la 3e génération du jihad’’, sur la lutte antiterroriste en Tunisie.
Par Malik Ayari*
L’islam en Tunisie est d’obédience malékite7, et la Tunisie, un haut lieu du soufisme. Ces temps troubles ont tendance à le faire oublier.
Apparu très tôt dans l’islam, le soufisme cherchait à travers l’intériorisation et la contemplation à arriver à la sagesse divine et à l’amour de Dieu. Courant ésotérique initiatique, il professe une foi affirmant que toute réalité comporte un aspect extérieur apparent (exotérique ou «dhahir» en arabe) et un aspect intérieur (ésotérique ou «batin» en arabe). Le soufisme s’est répandue en Afrique par l’une des principales confréries d’importance fondée par Abou El-Hassan Ali Ibn Abdallah Chadhili (né à Ghoumara, en Tunisie, en 1196) constituant ainsi avec la Tijania et la Qadirya, un vecteur majeur de la diffusion de l’islam soufi en Afrique.
Un islam paisible et lumineux
Cet islam paisible et lumineux, certes opposé au nihilisme de l’Etat islamique (Daêch), a pourtant été en première ligne par le passé contre les agressions extérieures au Maghreb : Au XVe siècle, au Maroc, où l’État mérinide était déficient, les grandes zaouïas qui ont organisé la résistance à l’envahisseur portugais. Quatre siècles plus tard, en Algérie, l’émir Abdelkader, de la Qadiriya, s’opposait aux colons français. Et la confrérie de la Sanoussiya était en première ligne en Libye contre les Italiens.
Malgré les difficultés, l’islam confrérique constitue encore un anticorps puissant contre le poison wahhabite, pour peu que les pays concernés en saisissent l’importance dans leur réponse non sécuritaire à la montée djihadiste: acteur important du malékisme et du soufisme en Afrique, le Maroc connait sur le plan régional un certain succès politico-religieux que la Tunisie gagnerait à consolider en y apportant sa propre dimension religieuse.
La mise en place de schémas de sortie de radicalisation requiert une réponse culturelle et religieuse régionale, qui doit puiser dans son propre substrat, notamment dans l’enseignement islamique dit «originel». Bourguiba, et c’est peut être sa seule erreur, trop préoccupé à injecter le vaccin de la modernité, a trop endommagé les anticorps zitouniens, laissant la Tunisie à Ben Ali sous forte dose d’antibiotiques, qui ont endommagé la capacité de défense de l’organisme face aux germes exogènes du wahhabisme.
Le ministère des Affaires religieuses devrait aussi être celui de l’enseignement «originel» pour souligner la dimension «enseignement» et investir l’intelligence spirituelle du «taleb» (étudiant en religion).
Parmi les offensives non sécuritaires contre la radicalisation, l’offensive culturelle et religieuse du Maroc a pour vecteur essentiel, l’islam confrérique soufi commun à des pays comme l’Algérie, la Tunisie mais aussi d’autres pays africains comme le Sénégal, la Mauritanie, le Soudan, le Mali, le Tchad et la Libye.
Nous pouvons débattre des limites ou de la forme de cette démarche, mais force est de constater qu’elle cherche à opposer à l’arc jihadiste, un arc islamique soufi, offrant une autre alternative religieuse ancrée dans le substrat culturel et religieux commun.
Le Maroc a compris l’intérêt d’activer ces réseaux religieux transnationaux, pour contrer la toxicité du wahhabisme.
La Tunisie devrait se joindre à cette dynamique, et apporter sa contribution à une riposte islamique soufie. Elle en a la légitimité religieuse, la stature et les ressources. Cette initiative sera le pendant culturel et religieux de la riposte sécuritaire, elle implique de restaurer le maillage du tissu socio-religieux (un village/un marabout), dont la capillarité peut contrer celle rampante du wahhabisme.
Incendie du mausolée de Sidi Bou Saïd par des extrémistes religieux.
La «daêchisation» des esprits
Le ciblage des zaouias (mausolées) en 2013 par les extrémistes en Tunisie révèle parfaitement l’aversion des jihadistes pour cet aspect déterminant de la culture religieuse maghrébine et d’Afrique de l’ouest (destruction des mausolées de Tombouctou). Leur haine de cette culture illustre la pertinence de mener la confrontation cultuelle sur ce front, car l’islam soufi porte en lui la dimension spirituelle qui manque tant au wahhabisme et dont il est l’antithèse. La «daêchisation» des esprits est un appauvrissement spirituel et moral qui mine la société, en réduit la capacité de résilience, et la rend vulnérable aux fascismes de tous bords. Ce n’est peut-être pas un hasard si les jihadistes de Daêch affectionnent tant la décapitation: l’idée même de se servir de son cerveau leur est complètement étrangère.
Coopération militaire avec l’Algérie, coopération culturelle et religieuse avec le Maroc sont parmi les multiples axes d’une stratégie régionale renouvelée de lutte contre le jihadisme.
Le gouvernement Tunisien ne fait preuve d’aucune pro-activité dans ce domaine en laissant filer le nombre de mosquées échappant au contrôle de l’Etat. La comptabilité absurde instaurée depuis quelques temps est un non-sens où l’on oscille de façon obscure entre 1 et 100 mosquées hors de contrôle. Est-ce qu’un Etat qui ne peut même plus assurer la salubrité publique en ramassant les poubelles ni contrôler ses mosquées peut-il gagner la guerre contre le terrorisme?
La Constitution confère à l’Etat le rôle de protecteur du sacré comme le dispose l’article 6. La paralysie du pouvoir face à la multiplication d’imams autoproclamés appelant au meurtre, illustre la défaillance de l’Etat dans ce rôle.
Défaillance catastrophique, car elle constitue un formidable appel d’air et un terreau fertile à la radicalisation. Les terroristes sont rarement des adeptes des centres culturels et tous ces jeunes fréquentant les mosquées hors contrôles constituent une clientèle captive, offerte en pâture à l’enrôlement jihadiste.
Le contrôle de la nomination des imams et des lieux de culte, constitue un devoir constitutionnel de l’Etat, cette disposition, rappelons-le, avait fait l’objet d’âpres débats entre les partis politiques à l’Assemblée nationale constituante (ARP), il s’agit maintenant d’invoquer cette disposition de façon positive pour obliger l’Etat à remplir son rôle de protection.
Contrer les takfiristes, pour qui le contrôle des mosquées constitue une pratique de l’ancien régime, suppose que le gouvernement fasse preuve de fermeté mais aussi de discernement: faut-il interdire Hizb Ettahrir? Peut-il, après tout, être en mesure de canaliser une certaine jeunesse qui se situe en marge? Le souhaite-t-il? Le peut-il? Ce parti est-il à mettre sur le même plan que la Katiba Oqba Ibn Nafaa ou Ansar Charia? Où sont donc toutes ces lignes de démarcation? Les quatre dernières années ont constitué autant d’occasions manquées de fixer les cadres dont a besoin la loi pour s’appliquer avec force et discernement.
Un débat national, fusse-t-il tardif, est impératif. Il devrait permettre d’établir des critères clairs, et les inscrire dans une loi qui respecte la Constitution, permettant à l’Etat de protéger sa population.
Néanmoins, l’Etat se devra cette fois-ci, de garantir l’expression d’un champ démocratique inclusif et pluraliste, dont la viabilité se mesurera à sa capacité à gérer ses extrêmes dans le cadre de la loi.
L’Etat du pays n’autorise plus aucune tergiversation. Si la société civile continue à se maintenir et à conquérir de l’espace malgré les lignes de fractures qui la traverse, le grand absent se révèle être l’Etat et il est nu.
«Si l’Etat est fort il nous écrase, s’il est faible nous périssons», disait Paul Valery : en ces temps troubles, la Tunisie n’a jamais eu autant besoin d’un Etat.
* Expert en prévention des conflits au Sahel, diplômé de l’Université de Paris I en Droit International et sur le Monde Arabe, de l’Institut Bioforce en gestion de projet humanitaire international.
Précédents articles :
La Tunisie dans le viseur de Daêch (1/4)
La Tunisie face au brasier libyen (2/4)
Tunisie: Une politique de sécurité publique défaillante (3/4)
Note:
7- Une des quatre doctrines de l’islam, elle accorde une place importante aux coutumes de la société s’ils ne contredisent pas la loi divine ainsi qu’à l’établissement des normes juridiques à partir de l’intérêt général de la société, appelé «al-masâlih al mursala». Elle a ainsi intégré de façon réaliste des traditions populaires et même des superstitions enracinées depuis l’antiquité dans la vie quotidienne des Berbères, lesquels honorent particulièrement le culte des saints. Cela explique aussi que le malékisme ait été adopté par une partie de l’Afrique noire.
Donnez votre avis