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Rififi chez les Caïd Essebsi : Papa ne m’a jamais rien dit…

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Béji Caïd Essebsi pourrait-il encore circonscrire la crise provoquée par son fils Hafedh et mettre fin à un conflit politique qui s’embrase au sein de Nidaa Tounes?

Par Yassine Essid*

Dans les moments de crise que traverse tout  parti politique, les éléments de langage, qui sont des formules préétablies que doit produire chacun des membres d’un même gouvernement ou mouvement politique lorsqu’il vient à s’exprimer sur un sujet donné, généralement polémique, sont partout et toujours identiques.

On commence, généralement, à la suite d’une séance houleuse, par reconnaître l’existence de certains désaccords, pour ensuite en minimiser la portée en usant de procédés rhétoriques et argumentatifs en termes ayant trait aux relations au sein d’une famille.Car, dit-on, quel est le ménage qui n’a pas rencontré de dissensions en son sein? N’est-il pas naturel que les enfants rivalisent pour monopoliser l’attention des leurs parents?

Les meetings de la discorde

Aussi, faut-il tout faire pour que frères et sœurs apprennent à bien s’entendre, se gardent de se chamailler, évitent d’être en désaccord, arrêtent de se disputer. Pour cela, il est du devoir des parents de leur rappeler que tout en se montrant équitable envers chacun d’eux, il ne sera pas toujours possible de tout répartir de façon égale.

Mais il arrive  souvent que des tentatives de conciliation déployées par les sages d’un parti soient vaines, n’aboutissent pas et ne mettent pas fin à la montée des tensions entre des membres ayant souvent des positions sinon antagonistes, du moins très différentes quant à la meilleure façon de régir et de diriger un parti politique.

Les meetings qui se succèdent à Nidaa Tounes, ceux de la rénovation pour les uns et de la dissidence pour d’autres, qualifiées même de danger imminent contre l’unité du parti, ont toutes les attributs des grands rassemblements : le cadre est toujours imposant, les centaines de participants venus de tout le pays leur donnent l’aspect de masse, l’exaltation de la force est réelle et l’impression de solidarité causée par la promiscuité ne laisse aucun doute sur la volonté des participants d’en découdre. Enfin, une salle chauffée à blanc. Chaque prise de parole est saluée par de fortes acclamations et certains passages des discours  soulignés par de frénétiques applaudissements.

Le culte de la personnalité

Hafedh Caïd Essebsi, fils du fondateur de Nidaa Tounes, apparaît incontestablement comme le grand maître de l’événement : c’est lui qui  construit, rassemble, ouvre la séance, propose, circule entre les tables, écoute, apaise.  Mais, de telles assemblées ne pouvaient se dérouler sans l’art de la propagande, de la mise en scène des symboles et de la mise en valeur des slogans, autrement dit sans  procéder au culte de la personnalité autour du père, de l’inspirateur et du leader, dont ils revendiquent tous la filiation et qui leur sert d’alibi ou d’icône, selon le cas : Béji Caïd Essebsi, objet d’une forme d’idolâtrie politique tellement poussée qu’elle en devient presque servile. En témoigne les énormes portraits qui tapissaient, lors du putsch manqué du 14 janvier, les murs de la salle dans la pure tradition stalinienne.

Une nouvelle et accueillante  famille

La tenue d’un meeting non approuvé par les instances dirigeantes de Nidaa Tounes ne constitue pas seulement l’aboutissement d’un processus lent et persistant de contestation de la part de certains «frondeurs», exigeant plusieurs changements organisationnels et structurels, et qui s’est rapidement amplifié, surtout à travers l’usage des médias, au point de constituer la menace réelle d’une crise incluant peut-être la scission. Mais, une telle fronde, fomentée par le fils même de Béji Caïd Essebsi, par ailleurs président de la république – ce qui ajoute un grain de sel à l’affaire –, n’est pas seulement une simple et banale histoire de famille, mais un authentique scénario œdipien dans lequel la rivalité avec un père géniteur se transforme en un insoluble conflit national, une souffrance surmontée et une volonté du fils de s’imposer et de démontrer que lui aussi peut faire un grand homme à la tête d’un grand parti.

L’histoire de ces jacqueries ne serait-elle pas celle d’une relation tourmentée que le fils Caïd Essebsi n’a cessé d’entretenir avec son père? Y aurait-il  chez lui un désir d’affirmation contre un paternel à l’ombre duquel il a toujours vécu? Ou bien s’agit-il plutôt d’un père qui n’aurait jamais supporté, jamais aimé son fils, jamais été fier de lui, et qu’il rabaissait au quotidien? Peut-être qu’enfant, lui reprochait-il ses fautes d’orthographe et son style d’écolier à la traine, lui prédisait qu’il deviendrait un raté, et ne le prenait pas pour autre chose qu’un plaisantin?

Tout laisserait croire que BCE ne sait rien de Hafedh, qui «a grandi, comme disait Churchill,  dans la poche de son gilet, oublié comme un penny» et qu’il ne sait rien de  sa vie, ni de ses sentiments d’exister pleinement. Croyant tout diriger, le père aurait ainsi brisé tous  les espoirs du fils, et n’aurait fait que le décevoir et le dégrader. Aussi Hafedh compte-t-il enfin  rattraper toutes les humiliations endurées, tout ce temps perdu, et faire oublier le mépris d’un père autoritaire, méprisant et incapable d’affection.

Y aurait-il des choses qui n’allaient pas entre eux, qui auraient rendu le fils très timide et effacé alors qu’il déteste la solitude et a peur d’être abandonné? Du coup il s’est attaché aux gens autour de lui et c’est comme ça qu’il  a trouvé dans l’aile dissidente du parti une nouvelle et accueillante  famille.

Que peut faire encore «Si El-Béji» ?

Voilà donc que des querelles – ou des ententes familiales, transposées dans le domaine politique, prennent des proportions telles qu’elles ont ultimement impliqué des centaines de membres de Nidaa Tounes, suscité des conflits instantanés qui feront bientôt d’énormes ravages au sein d’une famille politique.

Béji Caïd Essebsi, si tant est qu’il n’en soit pas l’instigateur, pourrait-il encore servir de coupe-feu, l’empêcher de gagner du terrain et en limiter les dégâts pour aider à circonscrire un conflit politique qui s’embrase? Y a-t-il encore une place pour le compromis entre plusieurs revendications et des intérêts contradictoires, qui puisse renvoyer à un accord explicite et immuable entre des groupes en guerre ouverte, qui soit matérialisé dans un acte formel?

Avec de tels cadres politiques qui s’insultent et s’accusent mutuellement, Nidaa Tounes n’a pas besoin d’opposition. Une partie des sympathisants qui ont voté hier pour un Caïd Essebsi qui ne cesse d’esquiver les promesses de ses engagements personnels, se retrouvent aujourd’hui les spectateurs médusés des luttes politiques au sein du parti au pouvoir et s’abstiendront sûrement de voter demain.

Quant aux autres, désabusés, qui ne voient rien venir mais se sentent pris dans le carcan de cinq années de mandature, il ne leur reste plus que la rue pour exprimer leurs griefs contre une politique qui ne change pas et des politiques qui ne changeront rien.

* Historien, professeurs des universités.

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