Vladimir Poutine et Salmane Ben Abdelaziz.
L’intervention de la Russie en Syrie a bouleversé les équilibres géostratégiques au Moyen-Orient, affaibli l’Arabie saoudite et rendu possible un «deal» russo-saoudien.
Par Roland Lombardi*
La diplomatie russe s’appuie essentiellement sur le réalisme et le pragmatisme. Le résultat est d’ailleurs sans appel : les Russes sont devenus, notamment depuis leur intervention en Syrie, les maîtres du jeu. Pour preuve la dernière conférence de Vienne réunissant Américains, Turcs, Saoudiens, Russes et même Iraniens, une première !
Au passage, rappelons que les diplomates français, eux, n’ont été «repêchés» qu’in extremis pour y participer. N’oublions pas que cette mise à l’écart de la France est due en grande partie à ses attitudes irresponsables et irréalistes sur le conflit syrien depuis plus de quatre ans. En voulant faire plaisir à ses clients du Golfe mais aussi à cause d’analyses erronées, idéologiquement dépassées et déconnectées des réalités moyen-orientales, la France est malheureusement aujourd’hui discréditée, hors-jeu et, par-dessus tout, une des principales cibles du terrorisme islamiste !
La Russie en bons termes même avec l’Arabie saoudite
La realpolitik russe (qui soit dit en passant, lui fait faire aussi de bonnes affaires…), quant à elle, permet à Moscou d’entretenir de bonnes relations avec l’Iran, l’Egypte et même Israël. Elle lui permet surtout d’avoir des interlocuteurs dans tous les camps et de parler avec tout le monde. C’est donc aussi le cas avec le roi d’Arabie saoudite qui est pourtant le principal adversaire de la position russe en Syrie mais qui s’apprête à se rendre à Moscou d’ici la fin de l’année.
Historiquement, Russes et Saoudiens ont toujours entretenu des relations tumultueuses. Néanmoins, les divergences de fond n’ont jamais exclu les tentatives de rapprochement et le dialogue. Ne perdons pas de vue que les pétrodollars saoudiens financent la majeure partie des commandes d’armement égyptiennes signées ces derniers mois, dont les 2 à 3 milliards de dollars de contrats passés auprès de Moscou en 2014. Ils ont certainement aussi financé, du moins pour une partie, le rachat des deux Mistral ex-russes auprès de la France en septembre…
De plus, rappelons que la Russie est en bonne voie pour participer à la construction de 16 centrales nucléaires saoudiennes… Par ailleurs, en juillet dernier, une promesse a été faite par le fond souverain d’investissement saoudien afin d’injecter 10 milliards de dollars dans l’économie russe et fin septembre, l’Arabie saoudite a commandé environ un millier de véhicules de combat d’infanterie BMP-3 auprès de Moscou.
De leur côté, les Russes ont laissé envisager, le mois dernier, qu’une discussion sur la production pétrolière avec l’OPEP serait possible. Chose qu’ils s’étaient pourtant interdit de faire jusqu’ici… Sur la crise syrienne, Russes et Saoudiens sont enfin conscients que leurs relations sont déterminantes dans le règlement du conflit.
L’inflexion saoudienne vis-à-vis de la Russie au sujet de la Syrie
Les Russes n’agissent et ne prennent jamais de risques qu’avec un plan et une stratégie mûrement réfléchis. En décidant de frapper militairement les bastions d’Al-Qaïda et de Daech en Syrie, Poutine n’a pas fait que donner un coup de fouet à la guerre internationale contre le terrorisme.
Sur le terrain, la présence russe était déjà très importante mais depuis fin septembre et le début des frappes, la donne a changé. L’implication accrue russe et iranienne, et on le voit déjà avec les derniers succès de l’armée syrienne, remonte le moral et donne un second souffle aux forces du régime d’Assad. Mais c’est surtout sur le plan diplomatique que l’on doit aussi analyser le retour comme grande puissance de la Russie.
Il est certain que l’intense ballet diplomatique du Kremlin et de ses diplomates entrera dans l’histoire des annales des relations internationales. En effet, les Américains et tous les pays influents de la région (Egypte, Turquie, Arabie saoudite, Iran bien sûr mais aussi Israël) ont été préalablement consultés afin de leur expliquer leur action et ses perspectives. Aujourd’hui, les officiers russes rencontrent quotidiennement leurs homologues américains, irakiens, jordaniens et israéliens. Dès le début des raids russes, la Ligue arabe est restée discrète. Les Emirats arabes unis et la Jordanie ont, quant à eux, accueilli favorablement les bombardements russes sur l’Etat islamique (EI, Daech) et le front Al-Nosra (Al-Qaïda). L’Egypte, qui est le plus puissant et le plus peuplé des pays arabes, a soutenu ouvertement le Kremlin et ce, en dépit des aides économiques sans précédent que reçoit Le Caire de Riyad…
Seuls la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite se sont contentés, au début de l’intervention russe, de cosigner avec certains pays occidentaux, et notamment la France, une déclaration appelant à l’arrêt des opérations entreprises par Moscou contre l’opposition dite modérée.
Mais ces trois pays, réalisant que l’intervention russe serait sûrement le coup de grâce porté à leur politique désastreuse de soutien aux islamistes depuis plus de quatre ans, se sont donc résignés. Le petit Qatar est rentré dans le rang. La Turquie, qui s’est lancée dans une guerre contre le PKK et les Kurdes depuis juillet dernier et qui malgré (ou à cause de ?) la victoire aux dernières élections d’Erdogan, connaît et va connaître encore de graves tensions internes. Elle s’était finalement et discrètement résignée à accepter que Bachar el-Assad soit présent dans une solution de transition. Ce qui d’ailleurs, n’empêcha pas Ankara de jouer, une nouvelle fois, un jeu toujours aussi trouble : le 24 novembre, un Su-24 russe fut abattu au dessus du territoire turc et dans des circonstances encore très floues. Cet acte refroidit grandement les relations entre la Russie et la Turquie.
Ne pouvant réagir à cette agression militairement et par la force (la Turquie fait partie de l’Otan), nous pouvons toutefois faire confiance au Kremlin pour faire payer, d’une manière ou d’une autre, ce «coup de poignard dans le dos» (V. Poutine) mais aussi la longue relation d’ambiguïté entre les Turcs et les groupes jihadistes ainsi que l’EI en Syrie (par exemple l’achat de pétrole à Dacsh). D’importantes mesures de rétorsion économiques ont déjà été prises par Moscou et il est certain que les Russes vont développer leur soutien aux Kurdes en Syrie, en Irak mais aussi, pourquoi pas, en Turquie même…
Quant à l’Arabie saoudite, elle reste isolée. Prise de vitesse par la politique du fait accompli de Moscou, inquiète et déçue par l’attitude de Washington (rapprochement avec l’Iran, hésitations en Syrie et en Irak), Riyad est en train de reconsidérer l’accroissement de la position stratégique de la Russie au Moyen-Orient. Aux yeux des Saoudiens, ou du moins de leurs dirigeants actuels, la Russie peut très bien devenir une forme de contrepoids à l’influence iranienne grandissante, et à présent inéluctable, dans la région. D’où les inflexions saoudiennes actuelles…
L’Arabie saoudite en perte de vitesse au Proche-Orient?
L’Arabie saoudite est le premier exportateur mondial de pétrole. Elle produit 10 millions de barils de pétrole et un million et demi de mètres cubes chaque jour. Ce volume est impressionnant et explique en grande partie la chute des cours en 2014. Ainsi, le prix est passé de 115 dollars le baril à une quarantaine de dollars en quelques mois.
Par conséquent, tous les pays producteurs souffrent et voient leurs revenus fondre. Pour le royaume saoudien, le pétrole représente 90% des revenus publics. Paradoxalement, l’Arabie saoudite est largement tenue pour responsable par les observateurs de cette baisse des prix. En effet, cette stratégie servirait ses intérêts géostratégiques : ses voisins en subissent les conséquences, et en particulier l’Iran, dont le retour en grâce et le soutien à Damas ne conviennent pas à Riyad. Au-delà, c’est même la Russie qui serait visée pour l’aide apportée au régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Mais en quatre mois, le royaume a déjà enregistré un manque à gagner de 49 milliards de dollars ! S’ajoutent à cela, les dépenses militaires du royaume qui participe à la coalition en Irak contre l’EI mais aussi et surtout, qui intervient depuis mars 2015 au Yémen. Les guerres coûtent toujours très chères. Celle du pétrole aussi. Et même pour la riche Arabie saoudite, le petit jeu, qui consiste à étrangler financièrement ses adversaires, ne peut pas durer trop longtemps… Signe des temps, Riyad a déjà rapatrié plus de 70 milliards !
Les dernières démarches entreprises par les Saoudiens pour s’implanter sur le marché européen du pétrole (Pologne et Suède), traditionnellement dominé par les fournisseurs russes, constituent une réponse à la croissance des livraisons pétrolières russes à la Chine mais aussi à la politique du Kremlin en Syrie. Mais en définitive, elles n’auront que peu de conséquences à long terme.
Par ailleurs, comme ce fut évoqué plus haut, la politique saoudienne de soutien aux islamistes depuis les fameux printemps arabes est un fiasco. Son intervention au Yémen s’enlise et enfin, les opérations russo-iraniennes et kurdes en Syrie mais aussi en Irak sont en train d’inverser les rapports de force, consolidant ainsi un peu plus le retour de l’Iran sur la scène du Levant.
La puissance et l’influence relative mais aussi l’existence même de l’Arabie saoudite étaient fondées sur le pétrole et le statut de gardienne des Lieux saints de La Mecque et Médine. Mais selon un rapport du FMI, les réserves de la trésorerie saoudienne sont en chute libre et le royaume pourrait tenir au maximum 5 ans à ce rythme. Avec une rente et des réserves pétrolières plus modestes, aucun investissement dans les domaines universitaires et technologiques, un stress hydrique sans précédent et le retour de l’Iran, les Saoud ont certes de quoi faire des cauchemars.
Rappelons aussi, qu’à l’inverse des dynasties chérifienne du Maroc et hachémite de Jordanie, la dynastie wahhabite n’est pas descendante du Prophète. Grâce à leurs pétrodollars, la famille régnante a pu s’offrir des allégeances et des influences, tant sur le plan diplomatique que religieux, à travers le monde comme sur son propre territoire. Mais à la vue de la situation critique actuelle, qu’en sera-t-il demain?
Il est important d’ailleurs de noter que dans le monde arabo-musulman, l’image des Saoud s’est grandement ternie notamment à cause de sa politique inconséquente dans la région à partir de 2011 (même chez ses alliés) mais aussi et surtout, depuis le dernier drame de La Mecque, lors du hadj, qui a fait encore un millier de morts.
Sur le plan interne enfin, le royaume est traversé par de fortes tensions au sein du pouvoir. Avec un millier de princes qui cherchent tous à jouer leur partition pour affaiblir le roi ou pour leurs propres intérêts à l’intérieur (lutte de pouvoir) comme à l’extérieur (financements privés de groupes terroristes), la stabilité du royaume n’est absolument pas garantie à long terme. En témoigne, il y a quelques semaines, l’appel à la Guerre sainte contre la Russie de certains chefs spirituels de haut rang ou encore les lettres d’un prince, publiées début octobre dans le journal ‘‘The Guardian’’, appelant à un changement de régime en Arabie saoudite…
Face à ce «déclin» annoncé de l’Arabie saoudite, le grand gagnant sera bien entendu l’Iran. En renonçant à l’arme nucléaire (pour l’instant), Téhéran va bénéficier en contrepartie d’avantages conventionnels considérables, de plusieurs centaines de milliards de dollars que l’accord nucléaire de juillet dernier lui procurera en quelques années et surtout, de son retour dans le concert des nations tout en développant son influence dans la région.
A l’instar de la religion chiite qui est une religion très organisée et hiérarchisée, la nation plurimillénaire offre aussi une image d’une nation homogène, stable, pragmatique, disciplinée, riche aussi en pétrole mais qui, elle, forme des ingénieurs ! Pour certains, une alliance avec l’Iran peut donc se substituer à l’alliance avec l’Arabie saoudite dont l’avenir est finalement incertain…
Les Russes et à présent les Américains l’ont compris. Même s’ils ne le crient pas sur les toits, les Israéliens en sont aussi très bien conscients…
Comment Russes et Saoudiens vont s’entendre ?
On l’a vu, l’Arabie saoudite n’est pas en position de force pour négocier. Mais le «deal» russo-saoudien semble clair : pour Riyad, une hausse du prix du baril, assortie sûrement de l’achat d’armements et son accord pour un maintien provisoire d’Assad. Pour Moscou, une plus grande coopération avec l’Arabie saoudite sur le dossier syrien, et notamment sur la période de transition politique, et enfin, une forme de «droit de regard» saoudien sur les ventes d’armes à l’Iran (comme cela est déjà le cas avec Israël).
* Consultant indépendant, associé au groupe d’analyse de JFC Conseil.
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