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Un homme du passé

Béji Caïd Essebsi s’est montré incapable de transgresser une pratique politique conçue au XXe siècle et de contribuer à bâtir un monde nouveau.

Par Yassine Essid

Béji Caïd Essebsi aurait dû attendre que se dissipe «l’effet Macron», le plus jeune chef d’État d’une puissance démocratique et, à quelques rares exceptions, le plus jeune dirigeant du monde, pour jouer au «commandant en chef des armées» et mettre en garde les insurgés essaimant dans tout le pays qui cherchent à attenter à l’autorité de l’Etat. Il fera appel, s’il le fallait, dit-il, aux militaires pour protéger dorénavant les sites de production des mouvements sociaux susceptibles d’empêcher leur exploitation.

Cependant, ceux qui s’étaient montrés vaillants gardiens des valeurs pérennes dans la maîtrise du chaos, au lendemain de la chute de l’ancien régime, répondent depuis six ans avec grand peine à l’impératif de sécurité alors qu’il y a de plus en plus de menaces terroristes et de moins en moins de frontières aux menaces.

Des manifestants occupent une usine à Tataouine. 

Les basses besognes confiées aux forces armées

Au lieu de sonner le rassemblement, Béji Caïd Essebsi aurait pu se contenter d’un simple communiqué renvoyant à une mesure prise à l’issue des délibérations de son conseil national de sécurité. Il se serait épargné ainsi la peine physique d’un déplacement inutile jusqu’au Palais des Congrès de Tunis, devenu pour l’occasion un théâtre abritant l’art de transformer l’inconsistance intellectuelle en dramaturgie politique.

Mais pour donner plus de solennité à ses paroles, le chef de l’Etat avait préféré valider, par une gravité affectée, une décision trop longtemps différée par celui qui a souvent manqué de flair et d’adresse et n’a cessé de reculer l’événement décisif.

Confronté à l’esprit de plus en plus remuant et séditieux de certains protestataires, et à l’immédiateté des menaces internes amplifiées par l’absence de perspectives économiques, par les hésitations, l’indécision ajoutées au manque de fermeté du gouvernement, Béji Caïd Essebsi a substitué à l’application de la loi, pourtant toujours en vigueur, le recours risqué de confier l’instauration de la paix sociale aux militaires.

Que l’on se souvienne de l’affaire des bidasses partis protéger, avec tambours et trompettes, les sites stratégiques de production énergétique de Petrofac Tunisie, et empêchés de débarquer du bac au port Kerkennah. Cette opération, non aboutie, fut alors interprétée par l’état-major par l’euphémisme opérationnel de «retrait tactique».

Les basses besognes confiées aux forces armées, encore obéissantes, aussi inévitables soient-elles pour mettre fin aux nombreux mouvements de contestation, sont la marque distinctive des virages autoritaires qui succèdent généralement à la faiblesse stratégique, au délitement des institutions de l’Etat et la faillite éthique du leadership politique.

Youssef Chahed: Tout ira mieux demain.

Le système économique du lendemain qui chante

Pareille pratique du pouvoir ne pouvait manquer de s’emparer à son tour de l’euphorie vaniteuse juvénile d’un Premier ministre qui n’a rien appris, excepté à faire semblant de gouverner en effectuant des visites, qui suscitent plus de colère que d’enthousiasme, pour faire croire qu’il donne une priorité absolue à la gestion d’une crise qui prend chaque jour davantage d’ampleur.

Cependant, cet outil auxiliaire de répression, aussi commode et efficace soit-il, ne saurait constituer la base d’une bonne gouvernance. Entendons par là, celle qui consiste à répondre aux principaux problèmes par des politiques effectives tout en orientant la croissance à travers des activités stratégiques.

A ce propos, et à l’issue d’une réunion avec les partis et les organisations signataires de l’accord de Carthage, Youssef Chahed a inventé le système économique du lendemain qui chante. Un prototype, cette fois pacifique, qui se résume à l’art de tourner en rond dans tous les sens.

Pour faire cesser les cris d’un bébé affamé, il suffit de lui donner le biberon. Un principe tout aussi valable pour calmer la population d’un pays en crise simplement en créant plus d’emplois. Sauf que cet objectif, contrecarré par des éléments inconciliables, ne pourrait être atteint qu’en redynamisant une économie en panne de croissance, elle-même tributaire d’un climat social propice confronté à son tour à l’incapacité du gouvernement à faire face à des problématiques de plus en plus complexes.

Alors, en attendant, le gouvernement tourne en rond, dirige au fil de l’eau en l’absence d’une vision globale permettant la mise en place des plans d’actions pour agir.

Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi: le passé hypothèque l’avenir… 

Un leadership paternaliste, autoritaire et vieillissant

Une fois arrivé à la magistrature suprême, M. Caïd Essebsi s’était aussitôt allégé du poids de son parti et de son programme d’avenir, leur préférant l’euphorie du pouvoir en dépit de ce que stipule la constitution. C’est peut-être la raison pour laquelle il n’est jamais parvenu à contribuer à construire une démocratie stable et parfaitement consolidée qui puisse donner l’exemple inédit, non pas tant d’un changement de régime sans heurt et d’un développement économique qui susciterait une réelle admiration, mais surtout la capacité de s’y adapter.

La survivance d’un leadership paternaliste, autoritaire et vieillissant, a empêché la remise en cause des pouvoirs, de l’idéologie et du fonctionnement traditionnel de l’État, entraînant dans son sillage le déclassement du personnel politique qui est resté coupé des nouvelles réalités économiques et géopolitiques.

Le sens des responsabilités, l’éthique politique, l’esprit critique, l’exigence et la rigueur intellectuelle et morale, qui devaient constituer la combinaison d’une réforme et d’une rupture, et marquer durablement la construction d’une démocratie future, manquent à un personnel politique immature, irresponsable, fanatique ou partisan des vieilles idéologies révolutionnaires, agissant à contresens de l’histoire, dans un pays où l’on voit en plus l’individualisme, la débrouillardise et les incivilités se traduire par une totale remise en cause des valeurs citoyennes, du sens civique et de la poursuite de l’intérêt général.

Durant ses trois années à la tête de l’Etat, la soi-disant transition démocratique s’est perdue dans le sable des sornettes, des bévues, de l’ignorance, du népotisme et du favoritisme.

Pour ce faire, M. Caïd Essebsi s’était dépensé sans modération: favorisant les plus falots, encourageant les plus corrompus, s’entourant de combinards et de personnages sans envergure.

Un de ces quatre matins, une fois déshabillé de l’éclat du pouvoir, il ne lui restera plus que les oripeaux d’un mouvement qui a prétendu faire siennes les espoirs d’une frange du peuple torturée par la crainte des islamistes, et à qui il avait promis la liberté, la justice, la croissance et une démocratie pleine et entière.

Une classe politique politique immature, irresponsable, fanatique…

Deux marabouts rattrapés par l’âge

Ainsi perdure un gouvernement politique à bout de souffle, encore manipulé par deux marabouts rattrapés par l’âge autant que par les démons du passé, mais jamais par la sagesse ni le savoir. Devant nous demeure l’inconnu total.

C’est de cela que rend bien compte la malheureuse prestation d’un chef d’Etat que personne n’écoute plus car sans espoir de délivrance prochaine. L’avenir politique est devenu ainsi une transaction infructueuse du rêve avec la réalité.

«On doit, écrivit Chateaubriand, pour bien servir sa patrie, se soumettre aux révolutions que les siècles amènent; et, pour être l’homme de son pays, il faut être l’homme de son temps (…) un homme éminemment raisonnable, éclairé par l’esprit, modéré par le caractère, qui croit, comme Solon, que dans les temps de corruption et de lumière il ne faut pas plier les mœurs au gouvernement, mais former le gouvernement pour les mœurs.»

N’ayant rien produit de neuf, Béji Caïd Essebsi pourra bientôt se livrer à la méditation d’une question essentielle : son incapacité de transgresser une pratique politique telle qu’elle était conçue au XXe siècle et contribuer à bâtir un monde nouveau dont il a, hélas, éternellement repoussé la réalisation.

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