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Azzedine Alaïa, l’électron libre de la haute couture mondiale

Azzedine Alaïa, un des plus grands couturiers du 20e siècle, est décédé le 18 novembre 2017. De son vivant, le styliste a toujours refusé de se plier au diktat du fashion system.

Par Vanessa Friedman *

Qualifié de «sculpteur du corps féminin», le couturier franco-tunisien Azzedine Alaïa, qui a habillé des personnalités comme Michelle Obama et Lady Gaga, était guidé par l’unique conviction que le fashion system a corrompu le génie créateur de ce qui aurait pu être un art à part entière.

Sa cuisine, un véritable laboratoire d’idées

L’homme avait une vision qui était la sienne et il ne s’en était jamais écarté. Il présentait son travail lorsqu’il estimait que sa création était fin prête et se souciait peu de ce que les distributeurs, les revendeurs ou la presse spécialisée pouvaient penser de son agenda.

Le grand couturier franco-tunisien, empruntant une voie indépendante, a construit son propre système et sa propre famille de collaborateurs et il a établi son propre réseau de suiveurs. Il est devenu le défenseur acharné de la production couturière artistique qui ne cèdera jamais aux pressions fortes des collections saisonnières.

«J’ai habillé les femmes directement sur leurs corps; et en cela je n’ai fait qu’obéir à mon intuition. C’est ainsi que j’ai acquis de l’expérience et c’est ainsi que je l’ai enrichie», aimait-il répéter.

Sa cuisine, où il avait l’habitude de tenir des réunions autour des déjeuners et des diners qu’il préparait lui-même, était un véritable laboratoire d’idées. C’était autour de cette table – à laquelle étaient conviés les stylistes, les Kardashians, l’artiste Julian Schnabel, l’architecte Peter Marino et des couturières de ses ateliers – et des échanges qui se prolongeaient tard dans la nuit qu’Alaïa puisait son inspiration.

«Il a complètement transformé ma conception de ce que la mode devait être», a confié Nicolas Ghesquière, directeur artistique chez Louis Vuitton, dans un documentaire sur Alaïa, réalisé par le styliste Koe McKenna. «Quand j’étais enfant, je pensais que la mode était tout simplement une affaire d’embellissement. Mais, le jour où j’ai découvert le travail d’Azzedine, j’ai compris que la mode était également une question de construction et d’architecture. Avoir une idée géniale et posséder le don et la capacité de la réaliser soi-même, c’est cela l’acte définitif du styliste», explique Ghesquière.

De petite stature – du moins, par comparaison aux mannequins qu’il côtoyait, comme Naomi Campbell qui l’appelait «Papa», pour avoir été son tuteur à Paris au début de sa carrière de supermodel, et Farida Khelfa –, il portait toujours un uniforme de pyjama chinois en coton noir.

Il était connu pour son assiduité au travail et pour les longues heures qu’il passait, courbé sur ses patrons et ses morceaux de tissu, avec un téléviseur qui diffuse en boucle les programmes de la National Geographic à côté d’un pilier sur lequel Azzedine Alaïa a pris le plus grand soin de coller les photos de ses amis et de leurs familles.

Il était également espiègle: il mentait très souvent sur son âge; une fois, aussi, il a déclaré à un journaliste que sa mère était mannequin suédoise; et il aimait s’embusquer dans ses ateliers pour surprendre ses employés en surgissant de sa cachette, soufflant à tue-tête dans un sifflet.

Très souvent rancunier, également, passionné d’animaux (il avait trois chiens –notamment un St Bernard– et huit chats), il pouvait également être extraordinairement généreux.

Alaïa, collection printemps 2014: sculpter le corps de la femme. 

Mme Pinot, deux jeunes filles fortunées et le destin d’Azzedine

Azzedine Alaïa a consacré sa vie à défendre l’idée selon laquelle la mode est bien plus que la confection de vêtements. A ses yeux, les vêtements sont un des éléments destinés à émanciper la femme, à contribuer à son autonomisation et participent, du coup, à un débat culturel plus large.

En 2015, lors d’un de ses défilés, à la Villa Borghèse à Rome, ses robes, qui rivalisaient à cette occasion avec les œuvres des artistes italiens Polydore de Caravage et de Lorenzo Bernini, ont démontré qu’il avait atteint son but.

Azzedine Alaïa est né à Tunis, le 26 février 1935 (bien que certaines sources donnent d’autres dates, 1939 ou 1940). Il avait une sœur jumelle et un frère cadet, et son père tenait une ferme à l’extérieur de la ville (Siliana, Ndlr).

Il s’est intéressé aux arts et au stylisme dès son plus jeune âge.

«Je donnais un coup de main à Mme Pinot, une sage-femme qui a aidé à la venue au monde de toute notre famille», a-t-il confié, en 2011, dans une interview accordé au magazine de mode ‘‘The Ground’’. «Je lui ai avoué que j’aimais dessiner. Elle m’a offert des livres, des brochures d’expositions artistiques et mon premier ouvrage sur Picasso.»

Très vite, Mme Pinot l’a inscrit à l’Ecole des beaux arts de Tunis – d’ailleurs, «contre le gré de mon père», se souvient-il.

Il s’est également trouvé un petit emploi dans une boutique de prêt-à-porter. «Le propriétaire du magasin avait besoin de quelqu’un pour effectuer les retouches et les petites finitions, raconte-t-il. Ma sœur, qui avait appris la couture chez les sœurs et qui avait précieusement gardé ses carnets de notes, m’a été d’une grande aide: on pouvait trouver dans ses cahiers les fondamentaux de la couture. C’était là ma première expérience de la mode, et durant cette période, j’ai fait des progrès incroyables», raconte-t-il.
Il ajoute: «En face de la boutique, il y avait une somptueuse demeure où deux jeunes filles fortunées passaient le plus clair de leurs journées au balcon. Elles assistaient à mes va-et-vient quotidiens transportant des cartons et des rouleaux de tissu. Un jour, après leurs cours, elles se sont décidées à venir me voir pour m’interroger sur mon travail et m’ont invité chez elles pour la soirée.»

A cette occasion, Alaïa a rencontré une cousine des jeunes filles, qui portait des robes signées Christian Dior et Balmain, et c’est à travers cette nouvelle connaissance qu’il a pu décrocher un job chez un couturier qui fabriquait des imitations de l’enseigne Balmain.

De là, avec l’aide d’un ami de cette cousine des deux filles fortunées, qui avait des relations, il fit le voyage à Paris, en 1957, où il a été embauché par la maison Dior. Habitant dans une chambre de bonne appartenant à la Comtesse Nicole de Blégiers, il payait son loyer en confectionnant pour cette dernière ses robes et en assurant le baby-sitting de ses enfants.

Très vite, la rumeur a circulé à son sujet et son talent a conquis la haute société française. Ses clients comprenaient l’écrivaine Louise de Vilmorin, Cécile et Marie-Hélène de Rothschild, de la famille de banquiers, et l’actrice Arletty. Il s’installa à son compte et avec sa propre maison de couture à partir de 1979.

Naomi Campbell aux obsèques d’Alaïa , à Sidi Bou Said. 

Naomi Campbell: «C’est un artiste»

Sans perdre de temps, l’année suivante, Alaïa a présenté sa première collection. Le succès a été immédiat: il sera acclamé comme «le roi du luxe» – bien que ses vêtements aient été bien plus que cela: il utilisait du cuir et du tricot pour sculpter et soutenir le corps féminin, en en donnant la meilleure version. Il évitait la décoration externe au profit de l’intégrité interne, tissant modèles et parures dans la trame du vêtement lui-même d’une façon qui était presqu’indétectable.

Célébrant la beauté du corps de la femme, sans tomber dans le piège de son exploitation, son œuvre a coïncidé et aidé à la genèse du phénomène top-model. Ses défilés, qui faisaient fi du tapage publicitaire, n’en étaient pas moins des plus influents et ceux qui attiraient des foules immenses.

Il se souciait peu des règles qui régissaient le fashion system – même si cela lui faisait des ennemis et lui faisait commettre l’incorrection de faire attendre son public pendant des heures, tant qu’il n’était pas parfaitement prêt. «Au bout du compte, c’est un artiste et il n’accorde aucune importance au temps», fait remarquer Naomi Campbell dans le documentaire McKenna. «Je me souviens, par exemple, qu’à l’occasion du mariage de Stephanie Seymour [le mannequin et actrice américaine], lors de la réception qui a suivi la cérémonie religieuse et alors que tout le monde s’impatientait, il continuait d’apporter les dernières retouches aux robes des demoiselles d’honneur. C’est un artiste qui n’autorisait jamais que sa création soit montrée au public tant celle-ci n’était pas complètement terminée.»

Bien que sa touche esthétique ait été passée de mode, avec l’avènement du minimalisme déconstruit des années 1990, Azzedine Alaïa ne s’est jamais permis de céder à la pression des autres et, vers 2000, ses compagnons de route ont repris le chemin de son atelier, un complexe de bâtiments à la Rue de Moussy dans le 4e arrondissement, où il vivait, travaillait et cuisinait ses repas…

Une des caractéristiques la plus distinctive de l’œuvre d’Alaïa a été l’intemporalité de ses créations couturières; elles pouvaient être portées des décennies durant, car elles ne s’enracinaient dans aucune saison identifiable. En 2013, dans sa revue d’une rétrospective organisée par le Palais Galliera et le Musée d’art moderne de la ville de Paris, le magazine américain ‘‘Artforum’’ écrivait: «Les 40 années d’œuvres d’Alaïa exposées ici n’indiquent aucune tendance marquante, mais plutôt un intérêt croissant au raffinement de la technique, une sorte de néoclassicisme inversé…»

Faire tout de bout en bout

Le holding italien Prada a pris une participation dans l’entreprise (plus tard revendue à Alaïa), lui permettant de peser de tout son poids sur le secteur des accessoires. En 2002, à la suite du départ à la retraite d’Yves Saint Laurent, un nombre important des employés du grand couturier français, y compris notamment de grands chefs des ateliers de stylisme et de couture, ont rejoint la maison Alaïa.

En 2007, la Compagnie financière Richemont, le groupe de luxe suisse qui possède Cartier and Van Cleef & Arpels, est devenue un investisseur important, confirmant par là l’entreprise Alaïa comme fleuron de l’industrie de la haute couture. Un parfum a été lancé et un programme d’expansion de la marque a été mis en œuvre et, l’an dernier, l’empire Alaïa comptait plus de 300 points de vente à travers le monde. Sa plus proche collaboratrice, Carla Sozzani, est propriétaire de l’influente boutique milanaise du 10 Corso Como.

Cependant, alors que l’on appelle de plus en plus les stylistes «directeurs de la création» qui dirigent des équipes d’hommes et de femmes ayant pour tâche d’interpréter et de réaliser des idées qui n’étaient pas les leurs, Azzedine Alaïa, lui, continuait de superviser toutes ses créations, tous les détails de ce qui se fait en son nom, de bout en bout, sans prendre de repos pour un week-end ou des vacances.

«Il faisait tout de ses mains, de ses propres mains», a indiqué Carlyne Cerf de Dudzeele dans le documentaire de McKenna. Bien qu’il ait un pied-à-terre en Tunisie, avec vue sur mer, il n’en a jamais profité, car il était tout le temps à l’œuvre.

Hors des pistes de défilés, Azzedine Alaïa a créé des œuvres pour le ballet et l’opéra, a organisé des expositions d’art en 2004 dans l’espace qui abrite son showroom –dont la programmation régulière a commencé, en 2015, par une exposition du poète syrien Adonis – et il projetait de lancer une librairie.
Il laisse dans le deuil son compagnon, le peintre Christoph von Weyhe, des nièces et des neveux.
Azzedine Alaïa a renoué avec le calendrier de la haute couture en juillet dernier, après six ans de rupture.

Parmi les personnalités présentes, il y avait Jack Lang, l’ancien ministre français de la Culture, Carla Bruni-Sarkozy, ancienne première dame de France (et ancienne mannequin d’Alaïa), l’actrice Isabelle Huppert, Marc Newson, le grand designer australien, et Fabrice Hergott, directeur du Musée d’art moderne de la ville de Paris.

M. Azzedine Alaïa est devenu un trésor national français et tout le monde était là pour l’honorer.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

Source: ‘‘New York Times’’.

Funérailles de Azzedine Alaïa à Sidi Bou Said

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