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Sept ans après la révolution, sauvegarder l’exemple tunisien

Les Européens doivent appuyer la Tunisie dans sa volonté d’emprunter la voie de la démocratie, et non de l’en empêcher.

Par Nathalie Janne d’Othée *

Le 17 décembre 2010, Mohammed Bouazizi décidait de mettre fin à ses jours en s’immolant par le feu. Des agents municipaux lui ayant confisqué sa charrette et tout son stock, le jeune vendeur était désespéré. L’injustice de sa situation avait alors réveillé un mouvement révolutionnaire au sein de la population tunisienne qui mena à la chute du régime de Ben Ali le 14 janvier suivant.

Sept ans plus tard, la Tunisie donne l’impression de vivre sereinement sa transition démocratique, après avoir vécu quelques premières années de turbulences. Mais une analyse plus poussée de la situation du pays révèle assez rapidement les failles de la jeune démocratie et les risques auxquels elle doit aujourd’hui faire face.

La course à l’endettement

La révolution de 2011 était en grande partie due à la détérioration de la situation économique. Aujourd’hui, le pays continue à faire face à une crise économique profonde provoquant une course à l’endettement.

Depuis la révolution, le FMI a accordé deux prêts à la Tunisie : un prêt de 1,74 milliard de dollars en juin 2013 et un prêt de 2,8 milliards de dollars pour la période 2016-2020. Ceux-ci sont assortis d’ajustements structurels poussant à l’assainissement et à la réduction des dépenses publiques [1].

Ces recettes déjà appliquées par le passé n’ont pourtant pas permis à la Tunisie de relancer son économie. Au contraire, malgré une loi des finances de 2016 qui fixait un plafond d’endettement public à 53,4% du PIB, celui-ci atteignait 66,9 % du PIB en juin 2017 (contre 41 % fin 2010) [2]. Le 9 octobre dernier, l’Union européenne (UE) a quant à elle accordé à la Tunisie une deuxième aide macro-financière (AMF-II) de 500 millions d’euros sur 3 ans, remboursable en une fois. Les créanciers européens conditionnent leur aide à un assainissement budgétaire et une amélioration du climat des affaires [3].

La dépendance financière de la Tunisie la force en outre à accepter les propositions européennes, qu’il s’agisse de l’Accord de libre-échange libre et approfondi (Aleca) ou d’accords de réadmission en matière migratoire. Rares en effet sont les acteurs tunisiens, qu’ils soient du monde politique ou économique, qui soient demandeurs d’un Aleca dans les circonstances économiques actuelles. L’ouverture des marchés agricoles [4] et des services semble en effet prématurée au vu du manque d’investissements dont souffre actuellement l’économie tunisienne. C’est pourquoi la société civile tunisienne demande une évaluation préalable de l’accord d’association de 1995, ainsi que la négociation d’un accord asymétrique qui tienne compte des inégalités entre les deux économies. Elle demande en outre que la négociation sur la libre circulation des personnes accompagne celle sur la libre circulation des biens, des services et des capitaux [5].

L’UE semble aujourd’hui vouloir accélérer le processus de négociation afin de conclure un accord avant les élections européennes de 2019. En face, la Tunisie semble quant à elle avancer à reculons et sans stratégie vers une négociation qui ne laisse rien augurer de bon pour elle.

Le chômage et la pauvreté continuent de provoquer des protestations sociales.

Les inégalités régionales

La crise économique qui touche la Tunisie se concrétise en particulier dans la question des inégalités régionales. Les révolutionnaires de 2011 étaient principalement des jeunes, en majorité venant des régions laissées pour compte de l’intérieur du pays.

En Tunisie, le développement économique est en effet l’apanage des régions côtières et les inégalités sont fortes entre les différentes régions du pays. Ainsi, les taux de pauvreté sont beaucoup plus élevés dans les régions du centre et du sud du pays. Pour prendre les extrêmes, le taux de pauvreté s’élève à 5,3 % dans la région du Grand Tunis, alors qu’il est de 34,9 % à Kairouan [6]. Les taux de chômage aussi illustrent également les disparités régionales, avec 40% dans le gouvernorat de Tataouine, plus de 30% à Sidi-Bouzid, 29% à Gafsa et 26% à Kasserine.

A l’opposé, les investissements se concentrent à 80% sur les régions côtières, pour 20% seulement sur l’intérieur du pays [7]. Seul capable de relancer l’investissement dans ces régions, l’Etat est aujourd’hui de plus en plus affaibli par les réformes structurelles imposées par les créanciers internationaux. Les régions de l’intérieur du pays, principalement agricoles ou minières, sont délaissées, entrainant un sentiment d’abandon auprès des populations locales.

Dans un souci d’intégrer ces populations de l’intérieur du pays dans la transition démocratique, la nouvelle constitution tunisienne a mis l’accent sur la nécessité de décentralisation du pouvoir. Mais la mise en place de la démocratie locale prend du temps. Le Code des collectivités est en cours de discussion à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), mais tarde à être adopté.

En attendant, les élections municipales initialement prévues pour décembre 2017 ont été reportées au 25 mars 2018. Or, sans adoption préalable du Code des collectivités locales, des élections risquent d’entériner une mainmise de l’Etat central sur les municipalités et autres entités décentralisées.

Par ailleurs, aucune force politique ne parvient pour le moment à mobiliser suffisamment de candidats dans les régions, si ce n’est le parti islamo-conservateur Ennahdha.

L’alliance contre-nature Nidaa-Ennahdha a été une source d’immobilisme. 

Essoufflement de l’esprit de 2011

Les premières élections législatives en octobre 2014 ont suscité beaucoup d’espoirs. Nidaa Tounes, le parti de Béji Caïd Essebsi, les remporte avec 86 des 217 sièges de l’Assemblée, devançant le parti rival d’Ennahdha (69 sièges). Mais alors que Nidaa Tounes regroupait des opposants à l’islamisme politique, qu’ils soient de gauche ou de centre droit, le parti décide alors de s’allier à Ennahdha pour former un gouvernement. Si le rassemblement des forces initialement opposées aurait pu avoir des effets positifs pour la stabilité du pays, il s’avère au contraire une source d’immobilisme [8]. Les remaniements successifs du gouvernement tunisien l’ont en effet jusqu’ici empêché d’adopter les mesures nécessaires à la reprise économique [9].

Par ailleurs, la politique tunisienne est dominée par des hommes, pour la plupart âgés, dont le souci principal semble être de se maintenir au pouvoir. Peu de place est laissée aux jeunes [10] ni au renouvellement d’une classe politique incapable d’apporter des solutions à la crise qui touche le pays.

Cette situation a tendance à provoquer un rejet de la politique de la part de la population tunisienne. Un récent sondage montrait que 68,8 % des Tunisiens comptaient s’abstenir lors de prochaines élections municipales [11]. Ce chiffre se rapproche de ceux relevés en Europe occidentale, mais inquiète dans une démocratie arrachée à un pouvoir autoritaire il y a sept ans à peine.

Hausse de la contestation sociale et des migrations

Depuis sept ans, la Tunisie mène bon an mal an sa transition démocratique, mais peine à trouver des solutions à la crise économique qui ronge le pays. Et certains signes démontrent que la situation devient alarmante. La contestation sociale grandit, en particulier dans les villes de l’intérieur du pays comme Gafsa, Sidi Bouzid, Kasserine ou Kairouan [12]. Dans ces régions délaissées par l’Etat et les investisseurs, les emplois manquent, l’accès aux soins de santé est difficile, et les enfants sont de plus en plus nombreux à quitter l’école.

Autre signe de détérioration de la situation économique et sociale, 40 % des Tunisiens déclarent aujourd’hui vouloir quitter le pays. D’après l’OIM, 2.900 Tunisiens, dont 49 femmes et 230 enfants migrants non accompagnés, auraient quitté les côtes tunisiennes pour Lampedusa entre le 1er septembre et le 18 octobre, ce qui représente une nette augmentation par rapport aux départs à la même période en 2016. Le manque d’opportunités d’emplois bien rémunérés en Tunisie augmente par ailleurs le risque de fuite des cerveaux [13].

La Tunisie doit en outre faire face à l’arrivée de migrants venant de Libye où le contrôle de plus en plus musclé des frontières maritimes empêche les départs vers l’Europe. Ce renforcement des contrôles à la frontière libyenne est en partie dû à des efforts européens en matière de formation des garde-côtes libyens [14]. Mais les efforts européens pour contenir les migrations à ses frontières ne se concentrent pas sur la Libye, puisque via le Partenariat de mobilité établi en mars 2014, l’Union européenne entend renforcer les capacités d’accueil de la Tunisie, mais également ses capacités de contrôles aux frontières [15]. Un projet de loi sur l’asile est ainsi aujourd’hui en préparation au gouvernement tunisien qui, une fois adopté, permettrait à la Tunisie d’assumer elle-même l’accueil des migrants à la place du Haut-Commissariat aux Réfugiés.

La précarité jette les jeunes sur les routes de la migration.

Avancées notoires pour le droit des femmes

Face à des reculs sur les plans économique et politique, il est nécessaire de souligner la richesse de la société civile tunisienne et la plus-value de ses actions pour la démocratie tunisienne. Un énorme travail a par exemple été réalisé par le mouvement tunisien pour les droits des femmes. Les femmes ont été des actrices centrales de la révolution. L’arrivée d’Ennahdha dans le paysage politique avait dès lors fait craindre un retour en arrière à de nombreuses Tunisiennes. Dans le discours islamiste, l’égalité laisse en effet place à la notion de complémentarité hommes-femmes. Le premier combat du mouvement féministe tunisien a donc été de faire inscrire l’égalité dans la nouvelle Constitution. Les articles 21 et 46 ancrent l’égalité hommes-femmes dans la Constitution, garantissant l’égalité de droits, mais aussi une égalité de chances pour l’accès à des postes à responsabilité, la parité dans les assemblées élues, ainsi que des mesures pour mettre fin aux violences contre les femmes.

Récemment les mouvements féministes ont également encouragé l’adoption d’une loi intégrale sur l’ensemble des violences faites aux femmes, à la fois les violences physiques, morales, sexuelles, mais aussi économiques et politiques. Votée le 27 juillet et promulguée par le Président Essebsi dans la foulée, il s’agit d’une loi organique, dont le niveau hiérarchique surpasse les autres. Pour la société civile tunisienne, l’enjeu reste aujourd’hui de changer les mentalités pour faire appliquer cette loi.

Sauvegarder l’exemple tunisien

Il y a sept ans, la révolution tunisienne a suscité des espoirs énormes en Tunisie, mais également dans le reste du monde arabe, voire du monde. Aujourd’hui, la crise économique s’installe et les acquis démocratiques sont fragilisés. En sept ans, le pays a déjà dû faire face à de nombreux obstacles, mais a su à chaque fois trouver des solutions pour sauver la transition démocratique. Il n’y a pas de doute que la Tunisie a en elle les forces pour trouver des solutions au marasme économique et politique qui la touchent aujourd’hui. Mais ces forces doivent être encouragées. Or les politiques actuellement menées par l’UE et ses Etats membres vis-à-vis de la Tunisie, que ce soient les conditionnalités de l’aide, les politiques commerciales ou migratoires, ne semblent pas tenir compte de la fragilité du contexte tunisien. Nos gouvernements doivent pourtant comprendre l’importance de sauvegarder l’exemple démocratique tunisien, un exemple essentiel pour le maintien des espoirs et le soutien des efforts démocratiques dans le reste du monde arabe et, par conséquent, essentiel pour la stabilité de notre voisinage immédiat.

En visite à Bruxelles au début du mois de décembre, Messaoud Romdhani, président du Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) décrivait la situation actuelle de la Tunisie comme étant «à la croisée des chemins». À nous Européens d’appuyer ce pays dans sa volonté d’emprunter la voie de la démocratie, et non de l’en empêcher.**

Brève chronologie

2010
17 décembre 2010 : Mohammed Bouazizi s’immole par le feu. Il mourra le 4 janvier.

2011
14 janvier : Ben Ali quitte la présidence et le pays. Foued Mebazaâ prend la présidence par intérim
25 février : des manifestations forcent Mohamed Ghannouchi dernier Premier ministre de Ben Ali à démissionner. Béji Caïd Essebsi, vétéran de la vie politique tunisienne, le remplace.
23 octobre: premières élections libres de l’histoire du pays, Ennahdha remporte 89 des 217 sièges de l’Assemblée constituante.
12 décembre : l’Assemblée constituante nomme Moncef Marzouki (Congrès pour la République (CPR) à la présidence. Lui-même nommera Hamadi Jebali (Ennahdha) Premier ministre.

2012
Année de tensions entre les camps islamistes et progressistes sur fonds de violences impliquant des salafistes.
16 juin : l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi annonce la création d’un nouveau parti baptisé Nidaa Tounes.

2013
6 février : l’opposant Chokri Belaïd est tué à Tunis. L’assassinat, attribué à une mouvance jihadiste, provoque une crise politique qui conduit à la démission du gouvernement et à un nouveau cabinet dirigé par l’islamiste Ali Larayedh.
25 juillet : Mohamed Brahmi, opposant nationaliste de gauche, est assassiné près de Tunis. Ce meurtre plonge le pays dans une nouvelle crise politique.
29 juillet : l’UGTT, rejoint par l’Utica, la LTDH et le Conseil de l’Ordre national des avocats de Tunisie (formant à quatre le Quartet), invite les partis à un dialogue national pour sortir de la crise.
14 décembre : remplacement du gouvernement de Larayedh par un gouvernement de technocrates dirigé par Mehdi Jomaa.

2014
24 janvier : ratification de la nouvelle constitution.
26 octobre : le parti anti-islamiste Nidaa Tounes de Béji Caïd Essebsi remporte les législatives, avec 86 des 217 sièges de l’Assemblée, devançant Ennahdha (69 sièges). Nidaa Tounes regroupe aussi bien des figures de gauche et de centre-droit que des proches du régime de Ben Ali.
21 décembre : Béji Caïd Essebsi remporte à 88 ans le second tour de la présidentielle avec 55,68% des voix face au président Marzouki.

2015
6 février : Mise en place du gouvernement Habib Essid, né de la coalition entre Nidaa Tounes, Ennahdha, UPL, Afek Tounes.
18 mars : attentat au musée du Bardo revendiqué par l’Etat islamique.
Le 26 juin : attentat de Sousse également revendiqué par l’Etat islamique.
9 octobre : le Quartet reçoit le Prix Nobel de la paix.

2016
2 juin : le président Béji Caïd Essebsi lance l’idée de la formation d’un gouvernement d’union nationale
13 juillet : le pacte de Carthage est un pacte d’Union nationale conclu entre le gouvernement tunisien, l’UGTT et l’Utica le 13 juillet 2016. Il fixe 6 objectifs : gagner la guerre contre le terrorisme, accélérer le rythme de la croissance économique, lutter contre la corruption et instaurer les fondements de la bonne gouvernance, maîtriser les équilibres budgétaires, mettre en place une politique de la ville et des collectivités locales, améliorer l’efficacité de l’action gouvernementale, déclinés en plusieurs dizaines d’actions et de mesures.
30 juillet : Le gouvernement Habib Essib est renversé lors d’un vote de confiance à l’Assemblée.
27 août : Youssef Chahed devient Premier ministre et forme un nouveau gouvernement d’Union nationale.

Source : CNCD-11.11.11.  (Le titre est de la rédaction de Kapitalis). 

** Cette analyse est en grande partie fondée sur les rencontres et observations menées lors d’une mission du Conseil Wallonie-Bruxelles de la Coopération Internationale (CWBCI) menée à Tunis du 22 au 26 octobre 2017 et à laquelle le CNCD-11.11.11 a participé.

Notes
[1] «La Tunisie sous le joug du FMI», CADTM, 11 octobre 2016 
[2] « Tunisie : face à la contre-révolution et au piège de l’endettement, renforcer les mobilisations populaires », CADTM, 9 octobre 2017 
[3] « Tunisie : l’Union européenne débloque une aide macrofinancière de 200 millions d’euros », Jeune Afrique, 13 octobre 2017
[4] « ALECA : Même le représentant du ministère en souligne les dangers ! », dans African Manager, 1er novembre 2017 
[5] Déclaration de la société civile à l’occasion du vote au Parlement européen sur l’ouverture des négociations d’un Accord de Libre-Echange entre la Tunisie et l’UE, Tunis, 15 février 2016. 
[6] « INS : Il y a de moins en moins de pauvres en Tunisie », 2 janvier 2017. 
[7] FTDES, « A propos des droits économiques, sociaux et culturels sept ans après la révolution », novembre 2017, p. 30. 
[8] « Tunisie : quand l’union (de Nidaa Tounes et d’Ennahdha) fait… la faiblesse » par Samy Ghorbal, dans Jeune Afrique, 27 octobre 2015. 
[9] Banque mondiale, « Tunisie : rapport de suivi de la situation économique (octobre 2017) », 11 octobre 2017. 
[10] « Tunisie – Jeunes et politique : je t’aime… moi non plus », par Hamza Marzouk dans Jeune Afrique, 16 janvier 2016. 
[11] « Sondage : 68,8% des Tunisiens comptent s’abstenir aux municipales », par Wafa Samoud dans Huffpost Tunisie, 25 octobre 2017. 
[12] « Tunisie : Le nombre de mouvements sociaux en hausse selon un rapport du FTDES », par Rihab Boukhayatia dans Huffpost Tunisie, 25 octobre 2017; FTDES, « Rapport de l’Observatoire Social Tunisien », Septembre 2017 
[13] « Migrations : le phénomène s’accélère pour la Tunisie », par Benoît Delmas pour Le Point Afrique, 28 octobre 2017. 
[14] « Migrants : de nouveaux garde-côtes libyens formés par l’UE en Italie », sur Rtbf.be, 18 septembre 2017. 
[15] Euromedrights, «Partenariat de Mobilité entre la Tunisie et l’UU», 17 mars 2014 

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