Le dossier d’inscription de la poterie de Sejnane déposé en mars 2017 à l’Unesco.
Pourquoi, à ce jour, la Tunisie n’a-t-elle inscrit aucune de ses nombreuses expressions et pratiques culturelles sur la liste de l’Unesco du patrimoine immatériel mondial ?
Par Abdellatif Mrabet *
Voici plus de 11 ans que la Tunisie a ratifié la convention de 2003 de l’Unesco sur le patrimoine culturel immatériel (PCI). A ce jour, cependant, nous n’avons encore rien inscrit de nos nombreuses expressions et pratiques culturelles sur la liste de l’Unesco.
Le Maroc, qui a ratifié cette convention en même temps que nous, compte aujourd’hui 6 inscriptions sur la liste représentative et une septième sur la liste de sauvetage d’urgence.
L’Algérie, qui en compte autant, est en passe d’en inscrire trois autres; de surcroît, ce voisin auparavant centre de catégorie II placé sous l’égide de l’Unesco est aujourd’hui un centre régional pour la sauvegarde du PCI dans le continent africain.
Un élan malheureusement stoppé net
C’est dire, à ce niveau, l’avance prise sur nous par les autres pays du Maghreb. C’est dire aussi le paradoxe de notre situation, car la Tunisie ne manque pas d’atouts à même de lui permettre d’être parmi les premiers Etats parties à faire connaître son riche patrimoine culturel immatériel. Ainsi, à titre d’exemples, nous pouvons mentionner parmi ses nombreux éléments d’actif :
• un centre des arts et traditions populaires mis en place peu après l’indépendance avec une revue spécialisée initiée par le père A. Louis;
• une série de musées ethnographiques publics et privés disséminés à travers l’ensemble du pays;
• une production scientifique des plus denses et des plus précoces que le même A. Louis a déjà consignée dans une banque de données avant la lettre – sa monumentale ‘‘Bibliographie ethno-sociologique de la Tunisie’’ – et que d’autres ont depuis enrichie de nouvelles et intéressantes études de toutes sortes (monographies, enquêtes, articles, documentaires…);
• des universités comptant plusieurs centres des arts et métiers et dont certaines facultés et instituts sont dotés de dynamiques départements, structures de recherche et écoles doctorales en sciences humaines;
• un Centre des musiques arabes et méditerranéennes possédant une remarquable phonothèque avec environ 30.000 enregistrements phonographiques et audio-visuels;
• un artisanat traditionnel, des savoir-faire et des métiers bien documentés par des inventaires et des enquêtes de terrain diligentés par l’Office national de l’artisanat;
• des festivals, par dizaines, de tous niveaux et de tous genres…
D’ailleurs, c’est forte de cet arsenal d’outils et confiante dans de tels acquis, que la Tunisie tint ses premières rencontres internationales du patrimoine culturel immatériel de Tunis, en février 2007 – soit à peine un semestre après avoir ratifié la convention de l’Unesco (24 juillet 2006).
Ce fut une grande manifestation scientifique, tenue à Mahdia sur une semaine entière, avec des dizaines de participants et de nombreux ateliers, augurait en son temps de grandes choses à venir… Malheureusement, stoppé aussi net que lancé, cet élan ne donna rien d’autre que de belles paroles! D’ailleurs, aujourd’hui, faute de publication, on a perdu jusqu’au souvenir de ces premières rencontres internationales sur le PCI !
Pour rattraper le temps perdu
Ces dernières années, pourtant, au ministère des Affaires culturelles, il a été souvent question de la reprise de l’ensemble du dossier par «le renforcement du cadre juridique et institutionnel, la création de pôles pilotes au niveau des 6 principales régions du pays, l’établissement et mise en ligne d’une base de données spécialisée, la réalisation du guide du gestionnaire du PCI, l’identification et la valorisation des patrimoines vivants»…
Or, aujourd’hui, sur le terrain, nous ne trouvons point – ou peu – de traces de toutes ces mesures fortement annoncées et parfois même données comme étant accomplies…
En 2016, un progrès tout de même, avec en concret, un rapport dû pour 2012 et que la Tunisie – via l’Institut national du patrimoine (INP), institution en charge de la gestion et du suivi du dossier – est néanmoins parvenue à présenter à l’Unesco, quatre années plus tard!
Ce document, aujourd’hui disponible sur le site de l’Unesco, est fort instructif car nous y trouvons l’essentiel des actions entreprises dans le domaine durant ces dix dernières années, à savoir des ateliers de formation et des initiatives de nature à éveiller les communautés et à stimuler les institutions au patrimoine culturel immatériel.
Le dossier d’inscription de la poterie de Sejnane sur la liste mondiale du patrimoine culturel immatériel a été déposéle 31 mars 2017 auprès de la commission du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco par l’ambassadeur délégué permanent de la Tunisie auprès de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), Ghazi Gherairi.
Cependant, la délivrance ne vint pas avant mars 2017, date du dépôt officiel d’une requête en vue de l’inscription des «Savoir-faire liés à la poterie des femmes de Sejnane» sur la liste représentative de l’Unesco.
Mûr, à point, car voulu par les intéressées elles-mêmes, soutenu par des enquêtes de qualité engagées depuis des années par des chercheurs attitrés, ce dossier a aujourd’hui toutes les chances d’aboutir et il y a lieu d’en féliciter à l’avance tous ceux qui, nombreux, ont œuvré à son instruction.
Toutefois, il nous faut aujourd’hui rattraper le temps perdu et faire feu de tout bois en traitant et en ouvrant d’autres dossiers, qu’il s’agisse d’inscriptions sur la liste représentative, sur celle de sauvegarde d’urgence ou même sur le registre de bonnes pratiques de sauvegarde.
Pour ce faire, il faut bien entendu mettre en place une stratégie d’action avec des échéanciers et des priorités. Peut-être, par pragmatisme, faudra-t-il, en urgence, commencer par rallier certaines candidatures déjà en place et partager certaines inscriptions avec quelques uns de nos voisins. Nous ne pouvons, en l’espèce, manquer de penser au dossier de la fauconnerie ou à celui, plus probant, de la diète méditerranéenne inscrite en 2010 par l’Italie, l’Espagne, la Grèce et le Maroc, rejoints en 2013 par Chypre, la Croatie et le Portugal! Il est en effet inconcevable que la Tunisie, membre fondateur du Conseil oléicole international et 2e exportateur mondial d’huile d’olive, ne fasse pas partie de ce groupe de pays.
Le Tunisien, de tradition comme de culture, n’est pas moins consommateur de cette denrée que le Croate, le Marocain ou le Syrien! Certes, les chiffres disent aujourd’hui parfois le contraire – surtout quand il s’agit de les opposer à ceux de l’Espagne, de l’Italie ou de la France – mais, ce faisant, ils soulignent plus la modestie et la baisse du pouvoir d’achat actuel du tunisien qu’ils ne se rapportent à sa culture alimentaire! De surcroît, nul ne peut contester la méditerranéité de nos usages culinaires et de nos rites alimentaires.
Terre de Méditerranée où elle occupe une position de carrefour entre deux bassins, la Tunisie a d’autres éléments de patrimoine en partage avec plusieurs partenaires, qu’ils soient de l’Europe ou du Maghreb… Il en va ainsi, par exemple, de «L’épopée tabarquine en Méditerranée, de Gênes à Tabarka et aux nouvelles Tabarka, Carloforte, Calasetta, Nueva Tabarca», une histoire et des traditions en commun aujourd’hui partagées par des pays des deux rives, la Tunisie, l’Italie et l’Espagne…
Fort gênois de Tabarka.
Avec les pays du Maghreb et avec les pays arabes, au-delà de la langue et de la religion, les éléments en commun sont si nombreux que l’on s’étonne de l’absence de coopération à ce sujet, malgré les annonces faites par l’Alecso d’une trésorerie mondiale du patrimoine immatériel (2012), d’un portail arabe sur le patrimoine immatériel (15 avril 2014) et d’une politique de renforcement des jeux populaires…
Le riche patrimoine immatériel national
Cependant, on s’en doute, la Tunisie a son patrimoine propre. Aujourd’hui, après la soumission du dossier Sejnane, le ministère des Affaires culturelles semble avoir deux projets d’inscription en cours de préparation.
Il s’agirait, à ce qu’on nous a dit, d’abord de la technique de pêche dite Cherafi – ou Cherfia –, savoir-faire dont l’originalité et le rapport avec la nature justifient qu’on en tente l’enregistrement même si, à notre avis, le dossier peut être élargi à d’autres pratiques spécifiques de la pêche, à l’exemple de la Jemaâ ou des Zeroub et finir par porter sur toute la gamme de pêcheries traditionnelles en usage dans le golfe de Gabès, depuis la Chebba jusqu’à la frontière tuniso-libyenne.
Il serait ensuite question de la Rachidiya, ce fécond et ancien conservatoire de musique traditionnelle tunisienne. Mais, en tout état de cause, n’avoir que deux dossiers en projet, c’est d’autant plus insuffisant que les possibilités d’inscription en matière de savoir-faire ne manquent pas. En ce domaine, parmi tant d’autres éléments, nous pensons – à titre d’exemple – aux «jessours» en tant que système d’exploitation des eaux de ruissellement et en tant que technique hydraulique traditionnelle toujours d’actualité dans le Sud de la Tunisie. Par ailleurs, cet élément qui verse dans plusieurs champs du PCI et dénote des savoirs divers relatifs à la nature, à l’artisanat ainsi qu’à l’agriculture n’est pas du tout inédit car les géographes lui ont déjà consacré plusieurs études à même de servir lors de la constitution de tout dossier d’inscription.
Les «jessours»: une technique ancestrale permettant d’augmenter la rétention de l’eau de ruissellement et des matériaux de charriage dans le sol, et de réduire l’érosion hydrique.
En fait, le patrimoine immatériel, en Tunisie, est si riche et bien documenté qu’on pourrait en inscrire bien des éléments dans les cinq domaines de PCI retenus par la convention de 2003. Ce faire, nécessite obligatoirement de solliciter les communautés concernées car il ne saurait y avoir de candidature sans leur consentement et sans leur franc engagement. Le ministère des Affaires culturelles le sait fort bien et ses initiatives dans ce sens sont plutôt positives. De son côté, on l’a constaté à plusieurs reprises, la société civile réagit favorablement aux sollicitations pour peu qu’elles correspondent à un souci de développement régional ou local.
Une organisation et des synergies à mettre en place
La réussite passe également par le concours synchrone de plusieurs compétences et la mobilisation de plusieurs organismes, étant entendu que l’INP – institution on ne peut plus professionnelle mais dont les charges sont par trop grandes – ne peut être à la fois le maître d’ouvrage et l’unique opérateur. La préparation des dossiers est, en effet, par trop complexe, longue et minutieuse pour être du ressort d’une seule et unique institution quelle qu’elle soit!
L’université doit être de la partie, par la contribution et la production de ses écoles doctorales, laboratoires et unités de recherche ainsi que par leurs manifestations scientifiques, colloques, séminaires et tables-rondes… Il faudra par voie de conséquence veiller au rapprochement de toutes ces institutions et veiller à ce qu’elles travaillent en synergie et en complémentarité – INP, AMVPPC, universités et autres organismes…
Peut-être aussi faudra-t-il, sur le plan national, accréditer quelques Ong et bénéficier de leur concours pour ce qui est de l’identification et de la définition du patrimoine culturel immatériel à travers le pays. Cela, bien entendu, sans oublier les mesures déjà envisagées par le ministère, notamment les pôles régionaux – à moins qu’ils ne soient déjà opérationnels – et les trésors humains vivants.
S’agissant des premiers, nous nous demandons si, en plus de ces pôles appelés à prendre place dans les directions régionales du patrimoine, il n’y aurait pas lieu d’installer une antenne par gouvernorat, au sein de chacun des 24 commissariats régionaux de la culture et de la sauvegarde du patrimoine. Ce faire donnerait aux communautés une plus grande souplesse d’action et conforterait davantage leur implication dans la mise en œuvre des programmes de sauvetage, d’inventaire et d’inscription des différents éléments de leur patrimoine culturel immatériel. De même, cela en rapprocherait davantage l’administration, traditionnellement tenue pour distante, peu coopérative, voire même dirigiste.
Cette proposition de décentralisation est d’autant moins atypique que l’organigramme des commissariats, tel qu’il était établi par le décret 94-560 prévoyait pour chacune de ces institutions un service spécialisé chargé de «collecter le patrimoine traditionnel et les arts populaires, de faire apparaître leur valeur civilisatrice, de les inventorier, de les étudier et de les exposer»?
Certes, on sait qu’en 2004, par le décret 2004-1430, ces mêmes commissariats perdirent cette compétence patrimoniale au profit d’un service voué aux bibliothèques et à la lecture mais on sait de même que depuis 2013, suite à un autre décret – 2013-1440 – la situation a été rétablie de sorte que chacune de ces délégations s’est vue dotée d’un service des métiers, des arts et de la sauvegarde de la mémoire locale qui a pour mission de :
– «suivre les programmes et les projets visant à sauvegarder et à valoriser la mémoire locale et veiller à la bonne exécution desdits programmes et projets en coordination avec les structures concernées»;
– «veiller à la promotion des métiers liés au patrimoine, présenter les propositions et les conceptions visant à les faire connaître et encourager les jeunes à se tourner vers ces métiers…».
Quant au «renforcement du cadre juridique et institutionnel», il faut dire qu’une telle entreprise ne peut être menée que dans le cadre d’une révision globale de la loi 94-35 dite code du patrimoine, laquelle, comme on sait, intéresse aussi bien le patrimoine culturel immatériel que matériel ! Aussi, faut-il, sans plus tarder, s’y atteler avec la perspective de réserver à ce type de patrimoine jusqu’ici non catégorisé un chapitre/titre en entier avec autant d’articles que nécessaires, traitant de son identification, de sa sauvegarde et de sa valorisation!
Moins difficile serait cependant la mise en place du système des trésors humains vivants car, semble-t-il, en ce domaine, nous disposons à la fois d’un projet de loi ainsi que d’une étude faite en 2005. Plus même, il y aurait de réalisé un guide du gestionnaire du système des THV ainsi qu’un organigramme d’un Centre national du patrimoine culturel immatériel. C’est dire combien grandes étaient les ambitions et attendues sont les décisions.
* Professeur des universités, directeur de laboratoire de recherche, Université de Sousse.
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