Manifestation des employés de la BFT, une banque en quasi-faillite.
L’affaire de la Banque franco tunisienne (BFT) refait surface. Qui va payer les pots cassés ? Le contribuable tunisien ou les corrompus et corrupteurs qui ont causé la faillite de cette banque ?
Par Khémaies Krimi
Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, vient de créer l’événement. Sans crier gare et sans que personne ne le lui demande, il a mis à profit une interview accordée à la chaîne publique El Watania 1, le dimanche 25 février 2018, pour dépoussiérer l’affaire de la BFT et la qualifier de «la plus grosse affaire de corruption qu’ait connue la Tunisie».
Et pour rappeler qu’il n’est pour rien dans cette affaire, le chef du gouvernement a indiqué qu’«en vertu de la continuité de l’Etat, son équipe est en train de gérer ce dossier qui remonte, pourtant, à l’année 1989, en constituant une équipe d’avocats mondialement reconnus pour plaider la cause de la Tunisie».
Le point d’orgue de cette intervention sur la BFT réside dans les deux principaux messages qu’il a, apparemment, cherché à transmettre.
Il a d’abord tenu à préparer les Tunisiens et à les prévenir qu’«il n’écarte pas l’éventualité de voir la Tunisie figurer sur de nouvelles listes noires, à cause de cette sale affaire de la BFT».
Il a cherché, en suite, à délimiter les responsabilités en précisant que «l’affaire de la BFT n’est pas due à une affaire d’arbitrage international, mais à la banqueroute qui a sanctionné la gestion de la banque, et à ceux qui en sont les auteurs».
Youssef Chahed: Entretien télévisé du 26 février 2018.
En d’autres termes, tous ceux qui ont géré des décennies durant cette banque, tous ceux qui ont bénéficié de crédits sans garantie et actuellement carbonisés, et tous ceux qui étaient chargés de contrôler l’établissement, notamment les faux cerbères de la Banque centrale de Tunisie (BCT) dont certains sont encore en exercice, doivent être les premiers à payer les pots cassés.
Par-delà ces messages, il reste à se demander pourquoi le chef du gouvernement a-t-il choisi ce moment pour évoquer cette sale affaire de la BFT qui remonte, non comme il le dit à 1989, mais plutôt à 1981 (voir ci-dessous la chronologie des événements).
Il semble que le pire est à l’horizon et que Chahed détiendrait des informations qui prouveraient que le verdict final du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) ne serait pas en faveur de l’Etat tunisien, mais à la partie plaignante, c’est-à-dire le fonds d’investissement britannique ABCI.
Retour sur les enjeux des verdicts du Cirdi et de ses éventuels impacts sur la Tunisie.
Un 1er verdict du Cirdi est accablant pour l’Etat tunisien
Rappelons d’abord qu’en juillet 2017, l’Etat tunisien a été condamné par le Cirdi dans l’affaire relative à la propriété de la BFT, qui l’oppose au holding ABCI Investments Limited, représenté par l’ancien actionnaire de la BFT et son représentant légal, l’avocat franco-tunisien Abdemajid Bouden.
L’avocat réclame ses droits en tant qu’actionnaire majoritaire de la BFT, droits que l’Etat tunisien lui aurait spoliés en instrumentalisant la justice à l’époque (1989) et ce, avant de le condamner à de lourdes peines et de nommer à la tête de cette banque de mauvais gestionnaires qui l’ont conduite, aujourd’hui, à la banqueroute.
Concernant ce verdict, le Cirdi, relevant du groupe de la Banque mondiale, a estimé que l’Etat tunisien est responsable dans ce dossier. Il lui est reproché d’avoir exproprié l’investissement d’ABCI Investments Limited par la contrainte exercée sur son ancien président d’honneur, Abdelmajid Bouden.
L’Etat tunisien est également épinglé pour avoir organisé «un déni de justice, transgressé, non seulement le droit de l’actionnaire majoritaire de la BFT à gérer sa propriété, mais également le droit tunisien et le droit international».
Pis, le Cirdi va plus loin et accuse l’Etat tunisien d’avoir «violé l’ordre public international» (Pas moins!)
En vertu de ce verdict, le Cirdi a condamné l’Etat tunisien à réparer les préjudices (dommages et intérêts) causés au groupe londonien ABCI Investments Limited.
Ces dommages et intérêts sont estimés à près de 400 millions de dollars, soit plus de 1 milliard de dinars tunisiens (DT), montant auquel il faudrait ajouter les rémunérations des avocats. Au total, les experts estiment ces réparations à 2 milliards DT.
Empressons-nous de signaler ici que le verdict du Cirdi est une première décision sur le fond, c’est-à-dire qu’il s’est prononcé sur la responsabilité, la deuxième portera sur la détermination par des experts du montant des réparations que l’Etat tunisien va devoir verser à ABCI.
Cette deuxième étape peut durer des mois et même plus d’une année. Mais, il semble que les choses se sont accélérées et que nous sommes à la veille d’un dénouement imminent.
Le second verdict risque d’être dramatique pour le trésor tunisien
S’agissant des conséquences de cet éventuel verdict. Elles sont au nombre de deux. La première consiste en son impact fort négatif sur l’investissement étranger en Tunisie. Il donnera la plus mauvaise image qui soit de l’environnement des affaires en Tunisie et surtout de l’absence de justice indépendante dans le pays. C’est de toute évidence, le plus mauvais message qu’on peut transmettre aux éventuels investisseurs.
La seconde est plus douloureuse. C’est une véritable catastrophe pour l’Etat et les citoyens tunisiens. Si le montant des réparations est confirmé, le contribuable serait obligé de mettre la main dans la poche pour payer la facture salée : environ 2 milliards DT.
Abdelmajid Bouden veut récupérer son bien.
Une affaire ? Plutôt un scandale d’Etat
Cette affaire de la BFT est une illustration parfaite du clientélisme et des connexions louches entre les milieux politiques, financiers et des affaires, durant la dernière décennie de Bourguiba, au temps de Ben Ali et même après la chute de ce dernier. Car le même système clientéliste a empêché toute solution de l’affaire, qu’il s’agisse de la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha ou du tandem Nidaa-Ennahdha qui lui a succédé, et qui ont continué à gérer l’affaire avec le même entêtement et la même morgue, mettant l’Etat et le contribuable tunisiens au service d’une bande d’affairistes qui rechignent à payer leurs dettes à la BFT, alors que la plupart sont pourris d’argent.
Cette affaire, lourde d’enjeux pour l’Etat tunisien, va éclabousser tout l’establishment politico-financier et mettre à nu des pratiques clientélistes, le moins qu’on puisse dire, scandaleuses qui durent depuis des décennies et qui ne semblent pas près de s’arrêter, alors que le pays est au bord de la faillite.
C’est, plus clairement dit, une sale affaire qui a des relents de scandale d’Etat et qui va rejaillir sur tous les anciens hauts cadres du pays: présidents, premiers ministres, ministres des Finances, gouverneurs et vice-gouverneurs de la Banque centrale, Pdg de banques publiques, députés, commissaires aux comptes, inspecteurs de banques… tous mouillés jusqu’au cou et qui ont rivalisé de ruse, de mauvaise foi et de malhonnêteté pour se mettre hors-la-loi.
À cette smala, il faut ajouter les nombreux affairistes et arrivistes proches du pouvoir (ils se reconnaîtront) qui s’étaient enrichis facilement en siphonnant l’argent de la BFT. Cette même banque qui s’est forgé la triste réputation d’accorder, en toute impunité, des crédits sans garantie et sans aucun contrôle par les services d’inspection de la Banque centrale de Tunisie (BCT).
D’ailleurs, ce sont les hauts cadres de cette institution (qui avaient en charge le dossier de la BFT et étaient tenus de suivre de près cette affaire) qui doivent être sanctionnés de la manière la plus sévère. Car ce qu’ils ont fait a un nom : corruption. Et si on veut réellement lutter contre ce fléau et sauver le pays d’une faillite annoncée, c’est par ces malfrats en col blanc qu’il faut commencer.
Quant à un éventuel règlement de cette affaire par le payement des compensations et des pénalités, doit-on s’attendre à ce que cela se fasse au détriment de l’Etat tunisien, c’est-à-dire du contribuable tunisien, déjà lourdement endetté ?
En d’autres termes, doit-on, moi, toi et nous tous, citoyens honnêtes qui payons nos impôts et ne volons personne, payer pour une grosse poignée de richards qui ont causé ce problème par leur voracité, leur égoïsme et leur sentiment d’impunité, renforcé par la complicité d’une administration irresponsable ?
Ce serait trop injuste et inacceptable. Il reste une seule solution, et M. Chahed doit la mettre en œuvre : faire payer la facture avec toutes les pénalités de retard par tous ceux qui ont contracté des crédits de cette banque et ne les ont pas remboursés, tout autant que les décideurs de l’Etat qui ont fermé les yeux sur leurs pratiques et leur ont assuré une couverture politique.
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