Nous publions ci-dessous le texte de la chronique économique et financière de l’expert français, présentée le mardi 3 juillet 2018 sur Radio J 94.8 FM, en France, et publié sous le titre ‘‘La lente dégradation de la Tunisie’’.
Par Dov Zerah *
Si l’on s’en tient au seul taux de croissance du PIB, l’économie tunisienne se porterait bien : après 1% de progression en 2016, 2017 s’achève avec une croissance de 1,9%, et le Fonds monétaire international (FMI) prévoit 2,4% pour 2018.
Et pourtant, le 13 avril dernier, le FMI a déclaré que l’économie tunisienne est marquée par des «tendances opposées». C’est le moins qu’on puisse dire !
Cette amélioration conjoncturelle tient à une bonne saison agricole et à une reprise du tourisme après les années difficiles 2015-2016 ; les recettes touristiques reprennent tout doucement, avec plus de 220 M€ attendus pour 2018, contre 200 en 2017, mais on est loin des 400 de 2010.
Cela va être laborieux car les efforts faits pour attirer les touristes, principalement en matière de prix, ont dévalorisé et fragilisé la filière. Le professeur Hachemi Alaya note, dans sa lettre ‘‘Ecoweek’’, que «le tourisme de masse tunisien est en voie de clochardisation. Un phénomène qui ne peut qu’accentuer la dégradation de la qualité du tourisme tunisien.»
La spirale négative de l’inflation par les salaires
Un des points faibles de la situation économique est l’inflation; elle a augmenté de 4,2% en 2016 à 6,4% en 2017, ce qui entraîne une baisse du pouvoir d’achat, une exacerbation des revendications salariales, et une multiplication des mouvements sociaux. Cela explique les augmentations des salaires dans le secteur privé non agricole de 6,2% en 2016 et 6,6% en 2017.
Avec un dérapage à 7,6 % au cours des derniers mois, la situation risque de ne pas se stabiliser, ce qui ne contrariera pas la spirale négative de l’inflation par les salaires. Cela entraîne une augmentation de la pauvreté et des populations vulnérables, d’autant que le chômage officiel dépasse les 15%. Le pays connaît une accentuation de la fracture sociale et une fragilisation de la classe moyenne qui avait été le principal acquis des «quarante glorieuses» 1970-2010, et qui avait constitué le socle du régime et le fer de lance de la révolution.
Pour amortir le choc de la dépréciation monétaire, les autorités recourent aux méthodes traditionnelles :
– l’augmentation des salaires publiques qui alimente l’inflation ainsi que le ressentiment des populations exposées à la concurrence ou des laisser pour compte ;
– l’attribution de subventions notamment énergétiques qualifiées d’«injustes» par le FMI, mais qu’il est difficile de remettre en cause eu égard la remontée des cours du pétrole.
Déficits jumeaux et explosion de la dette publique
Depuis 2011, la Tunisie est confrontée aux déficits jumeaux :
– un déficit courant de 8,8% du PIB en 2016, 10,1 en 2017;
– un déficit public de 5,9 % du PIB en 2016, 6 en 2017;
– sans compter les déficits des comptes sociaux, et notamment des régimes de retraite qui devraient conduire à un relèvement de l’âge de la retraite.
Il en résulte une explosion de la dette publique, tant intérieure qu’extérieure qui représente respectivement 70 et 80% du PIB, des pourcentages qui ont doublé en 8 ans.
Pour contrer l’inflation, le FMI préconise une hausse des taux d’intérêt, ce qui serait préjudiciable à l’investissement déjà en panne.
Il y a deux ans, le 15 mars 2016, j’écrivais : «Depuis 2011, l’anémie de l’investissement, -12,6 % en 2011, -3,8 % en 2013 et +1,2 % en 2014, constitue le signe le plus tangible de la défiance des investisseurs locaux et étrangers, ainsi que le frein le plus caractéristique au redémarrage durable de la croissance. Ce handicap risque de perdurer à cause de l’insécurité ambiante, mais également du fait de la multiplication des mouvements sociaux qui entraîne une agitation sociale larvée.» Deux ans plus tard, cette situation ne s’est pas améliorée, elle s’est aggravée surtout depuis le début de l’année 2018.
Tout cela se retrouve dans le taux de change qui n’a cessé de baisser depuis la révolution. Et cela ne risque pas de s’arrêter, le FMI préconise que le change soit plus flexible pour favoriser les exportations et conforter les entrées de devises.
Comment pourrait-il en être autrement alors que les réserves de change sont bien en-deçà du seuil minimal de 90 jours? Comment pourrait-il en être autrement avec un tel niveau d’inflation ? Engagé dans une spirale d’inflation/dépréciation du change, le pays connaît un appauvrissement lent mais régulier.
Dégradation de la notation souveraine
Tout cela se retrouve dans la notation du pays par les agences internationales. Les notes sont très différentes, B+, B1, B2, Ba3, BB-… et surtout C attribuée par la Coface qui considère le risque pays élevé.
La lente dégradation économique se manifeste notamment avec :
– l’absence de créations d’entreprises ;
– le développement de l’emploi informel estimé par l’Organisation internationale du travail (OIT) à près de 60% de l’emploi total.
Cela ne facilite la stabilisation politique. L’instabilité gouvernementale, les difficultés du parti présidentiel, l’influence croissante des islamistes, la perpétuation de pratiques qui avaient conduit à la révolution…
Ce mélange détonant de la régression économique et d’une interminable transition démocratique fait de la Tunisie le maillon faible du monde arabe et du Maghreb.
* Expert financier, ancien directeur général de l’Agence française de développement (AFD) et de sa filiale Proparco.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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