La question de la fusion des banques publiques pour atténuer le phénomène de sur-bancarisation qui handicape l’économie tunisienne et donner naissance à un champion national susceptible de mieux impulser la dynamique d’investissement en Tunisie revient sans cesse sur les devants de l’actualité. Est-ce une bonne idée ?
Par Khémaies Krimi
Regroupés au sein de think-tanks formels et informels, des lobbies d’anciens thuriféraires des régimes de Bourguiba et de Ben Ali et de nouveaux arrivistes ayant émergé après le soulèvement du 14 janvier 2011, se bousculent actuellement au portillon du Palais de Carthage pour offrir leurs services à la présidence de la république et présenter des feuilles de route devant, selon eux, sortir le pays de la crise multiforme dans laquelle il se débat.
Des think-tank au coude-à-coude pour offrir leurs services
Appelées tantôt programme de redressement économique tantôt programme de sauvetage de la Tunisie, ces initiatives, concoctées à la hâte – en prévision apparemment d’un remaniement ministériel que l’on dit imminent – prétendent apporter des solutions urgentes sur une courte période variant entre six mois et deux ans.
Abstraction faite des réformes bien connues qu’elles proposent comme celles de la fiscalité, des entreprises publiques, des caisses sociales, de la dette extérieure…, elles ont bizarrement pour dénominateurs communs de s’adresser exclusivement à la présidence de la république, qui n’a pas vraiment voix au chapitre sur de pareilles questions, et de se focaliser, principalement, sur la fusion des banques publiques. Pourquoi cette focalisation sur les banques publiques et cet acharnement à vouloir les regrouper dans un même holding ?
Les deux programmes, qui ont été rendus publics au cours de la même semaine (du 25 au 28 août 2018) et qui ont traité de ce thème, méritent qu’on s’y attarde. Ils sont à l’actif de l’Institut tunisien des études stratégiques que préside Néji Jalloul, ancien ministre de l’Education, proche de Hafedh Caid Essebsi, directeur exécutif autoproclamé de Nidaa Tounes, et du Centre international Hédi Nouira de prospective et d’études sur le développement international que préside Taoufik Baccar, ancien gouverneur de la Banque centrale.
Dénommée «Programme de sauvetage de la Tunisie» et initialement (et modestement) appelée «Programme de sauvetage de la Tunisie en six mois», la feuille de route de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), qui semble se tromper sur sa véritable mission, propose, entre autres, «la création d’une “banque d’Etat” regroupant les trois banques publiques actuelles (Banque nationale agricole, Société tunisienne de banques et Banque de l’Habitat)». L’ITES, par la voix de son directeur des politiques générales et du développement régional, Fethi El Khemiri, estime que cette fusion «constitue l’une des mesures urgentes qui devrait être prises pour sauver la Tunisie de la crise économique».
Le Programme de redressement économique pour la période 2018-2019, proposé par le Centre Hédi Nouira, recommande la réunion des banques et établissements financiers publics dans deux holdings. Le premier regrouperait la STB, la BNA et la «bad bank», la Banque franco-tunisienne (BFT), tandis que le second réunirait la BFPME (Banque de financement des petites et moyennes entreprises), la Banque tunisienne de solidarité (BTS), la Société tunisienne de garantie (Sotugar) et le Fonds e promotion et de décentralisation industrielle (Foprodi ).
Quant à la Banque de l’habitat (BH), les membres du Centre Hedi Nouira, dont la plupart ont participé aux anciennes privatisations de banques publiques et à la fusion aux conséquences catastrophiques entre la STB, la BNDT et la BDET, recommandent sa privatisation pure et simple.
Le projet de fusion se défend mais pas dans le contexte tunisien
À vrai dire, ce projet de fusion des banques publiques n’est pas nouveau, c’est ce qu’on appelle un marronnier dans le jargon de la presse, c’est-à-dire un vieux sujet longuement débattu et qui est remis à chaque fois au cœur de l’actualité. C’est aussi, si l’on veut, un serpent de mer, tout le monde en parle, mais personne de l’a vu.
Recommandée vivement, par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, l’objectif de cette fusion serait de pallier à deux grandes faiblesses du secteur bancaire en Tunisie : la sur-bancarisation et la petite taille des banques.
Lors de son évaluation périodique des banques tunisiennes, l’Agence de notation américaine Standard & Poor’s a toujours estimé que la Tunisie est sur-bancarisée, compte tenu de sa population qui ne dépasse guère les 11 millions d’habitants. Une étude effectuée par l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) relève à son tour que le secteur bancaire tunisien, composé d’une trentaine de banques (20 commerciales, 8 offshore et 2 d’investissement), ne permet pas, par l’effet de la sur-bancarisation, la réalisation d’économies d’échelle et le financement efficace de l’économie du pays.
En d’autres termes, il y a trop banques pour un marché exigu, d’où l’enjeu des fusions. Pour s’en rendre compte, le nombre de banques pour un tout petit pays comme la Tunisie est à peu près le même que celui d’un grand pays comme l’Afrique du sud.
Il reste toujours à expliquer pourquoi on se focalise sur quatre ou cinq banques publiques alors que le secteur compte plus d’une trentaine d’établissements.
Impact négatif des banques publiques sur le secteur
Une étude effectuée par la Banque mondiale sur cette problématique de fusion des banques publiques a essayé d’apporter une réponse à cette question. Elle estime que les banques publiques, de par leur poids dans le secteur, le tiers du marché, ont impacté négativement le marché. Et l’étude de donner un exemple : l’avantage accordé aux banques publiques de ne pas complètement enregistrer de pertes en dépit d’un volume important de créances impayées, a également bénéficié aux banques privées puisque les règles prudentielles s’appliquent uniformément à toutes les banques.
En somme, indique aussi l’étude, la réglementation a jusqu’à récemment permis aux banques publiques de survivre et aux banques privées de faire des bénéfices confortables sans trop d’efforts, même en situation de fort ralentissement économique, comme actuellement. C’est ce qu’on appelle le «lazy banking».
En dépit de la cohérence de l’analyse de cette étude de la Banque mondiale, la nouvelle loi bancaire n’a guère arrangé les choses. Elle les a même rendues complexes en ce sens où elle est venue renforcer et consacrer, de la plus belle manière, la fragmentation bancaire en autorisant des personnes morales ou physiques à créer une banque avec un montant minimum de 50 millions de dinars tunisiens (MDT). Il y a là une orientation tout à fait contraire aux objectifs recherchés à travers ce projet de fusion des banques publiques.
Les pistes à explorer
Pour remédier à la surbancarisation, les propositions du Centre Hédi Nouira paraissent plus réalistes et plus pragmatiques. Elles permettent à l’Etat de disposer de plus de choix, avec la fusion de la STB-BNA-BFT, qui formeront un holding susceptible de financer sa politique macroéconomique et sectorielle (particulièrement l’activité stratégique agricole) et, avec la fusion de la BTPME et de la BTS, d’un autre holding pour financer les PME et les micro-entreprises.
Par contre, la proposition de l’ITES de fusionner, en six mois, les banques publiques en une seule «banque d’Etat» paraît hypothétique et périlleuse pour une simple raison. La concentration-monopolisation n’a jamais généré de bons résultats en Tunisie. C’est le cas de mastodontes comme la Société tunisienne d’électricité de gaz (Steg) et la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede).
Pour entraîner les autres banques privées à se rapprocher et à enclencher une véritable réforme du secteur, il n’y qu’un seul moyen. Il est proposé par le Centre Hedi Nouira et qui consiste à porter le capital minimum pour la création d’une banque à 250 MDT.
«La solution serait de pousser les banques vers ce regroupement par un certain nombre d’incitations, notamment par les exigences en matière de capital minimum. En effet, le fait d’exiger un capital social minimum de 500 MDT, ou carrément d’un milliard de dinars, obligerait un certain nombre de banques à fusionner. Voilà une exigence qu’il est possible d’insuffler petit à petit sur deux ou trois années. Il sera possible de faire monter le capital minimum des banques à 500 MD dans une première étape et peut-être à moyen terme à 1 000 MDT», écrivait peu de temps avant sa mort l’économiste universitaire Chokri Mamoghli.
En attendant l’enclenchement de cette nouvelle étape de la réforme du secteur bancaire, qui tarde à prendre réellement forme, le gouvernement peut entreprendre une petite réformette à portée de main, celle de céder ses participations minoritaires dans les banques de la place, notamment, dans les banques mixtes. Cette réformette, qui est vivement recommandée par tous les partenaires de la Tunisie, permettrait à l’Etat d’engranger des ressources susceptibles d’être injectées dans des projets d’investissement dans les régions ou dans des secteurs d’avenir.
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