La classe politique tunisienne devrait mettre en œuvre au plus vite des réformes économiques et judiciaires audacieuses pour garantir l’avenir du pays et sa stabilité…
Par Francis Ghilès *
Les membres de la classe politique tunisienne nouvellement créée sont des héros déchus des huit années écoulées depuis le jour où une révolte populaire a mis fin à l’ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali.
De nombreux Tunisiens – dont l’immense majorité de jeunes, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui, en 2010-11, ont eu le courage de faire front aux milices de Ben Ali– n’ont que mépris pour la classe politique tunisienne. Lors des récentes échéances électorales [les municipales du 6 mai 2018, ndlr], seul un tiers de l’électorat tunisien a pris la peine de voter, la jeunesse affichant son désenchantement par une abstention en masse.
Dans ce contexte, un personnage inattendu a fait irruption sur la scène: Marouane Abassi, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) dont la compétence n’est disputée par personne. L’homme qui me reçoit, voici un mois, ne semble guère nourrir d’ambition politique personnelle. Il s’efforce tout simplement d’aider l’Etat tunisien à naviguer dans des eaux qui peuvent s’avérer traitresses en cette période économique agitée.
Financement du déficit
Dans son livre récemment publié ‘‘Le modèle tunisien’’, l’économiste Hachemi Alaya écrit que Marouane Abassi «s’applique à donner un véritable contenu à la notion d’indépendance de la Banque centrale.» En effet, depuis sa nomination à la tête de cette institution, le successeur de Chedly Ayari a augmenté de 100 points de base le taux directeur, le portant de 5,75% à 6,75%, pour lutter contre l’inflation et nettement limité l’accès au crédit et notamment le crédit accordé par les banques à l’état, réduisant ainsi sensiblement le recours abusif de ce dernier au financement du déficit. Alaya note que cette politique a évité à la Tunisie la dégradation par l’agence de notation Fitch.
Le nouveau gouverneur de la BCT a également accompli un travail remarquable en améliorant la coordination entre les différents ministères dans leurs efforts de réponse aux conditions du Fonds monétaire international (FMI), qui a prêté à la Tunisie 4,2 milliards de dollars [soit plus de 12,5 milliards de dinars tunisiens, MdDT], depuis 2011. En tant qu’ancien responsable de la Banque mondiale, il a aussi fait montre d’une connaissance approfondie des institutions internationales.
Ayant coordonné l’élaboration d’un rapport de la Banque Mondiale sur les conséquences négatives, pour l’économie tunisienne, de la crise en Libye, M. Abassi est très proche d’un dossier crucial tant sur le plan économique que sécuritaire, à savoir une plus faible croissance du PIB, la montée de la contrebande transfrontalière et autres risques sécuritaires. La BCT a entamé des négociations avec la partie libyenne sur un accord de facto qui permettrait à la Tunisie de payer son pétrole libyen en dinars tunisiens, afin d’épargner les précieuses réserves tunisiennes en devises étrangères.
Un accord tacite similaire existait entre les deux pays jusqu’à la chute de Ben Ali et il mérite d’être reconduit. Les flux commerciaux et financiers – y compris les transferts de fonds des travailleurs tunisiens en Libye, les investissements et les liens familiaux et économiques entre les régions pauvres du sud tunisien avec le voisin riche en pétrole – demeurent d’une grande importance, tout autant que les considérations sécuritaires récentes, étant donné que la Libye est devenue depuis quelques années un couloir aller/retour pour les djihadistes tunisiens vis-à-vis du Moyen Orient.
Les relations bilatérales
La contrebande avec la Libye et l’Algérie perdurera tant que les subventions accordées par ces trois Etats à certains produits – notamment le pétrole et les denrées alimentaires – ne seront pas alignées. En tout état de cause, un accord-cadre avec la Libye devrait renforcer la sécurité en Tunisie.
Cela dit, le gouverneur insiste qu’il tient à coopérer avec ses homologues maghrébins, soulignant le rôle décisif joué depuis 2003 par le gouverneur de la Banque centrale du Maroc, Abdellatif Jouahri, qui a fait de cette institution un partenaire incontournable dans la gouvernance de l’économie du Royaume.
Marouane Abassi reste optimiste quant aux possibilités de renforcer la coopération entre banques centrales de la région, mais attache une importance particulière à renforcer les relations économiques avec l’Algérie, où des centaines d’entreprises tunisiennes sont installée. En l’absence de l’ouverture de la frontière entre l’Algérie et le Maroc, rien n’empêcherait les trois pays du Maghreb oriental de travailler en plus étroite collaboration. Une telle coopération aurait également l’avantage de consolider la sécurité mutuelle des trois pays, de réduire l’activité économique informelle – qui représente jusqu’à la moitié du PIB tunisien– et de générer les emplois dont les pays de la région ont désespérément besoin.
Certains responsables du gouvernement tunisien souhaitent pouvoir convaincre les principaux créanciers internationaux – le FMI et les banques européennes et arabes – de rééchelonner la dette de la Tunisie, qui se monte à plus de 30 milliards de dollars [soit plus de 90 MdDT, ndlr] et dont l’intérêt annuel dépasse le milliard de dollars [ou 3 MdDT, ndlr]. L’enveloppe salariale de la fonction publique, les compensations et le service de la dette dévorent la totalité des revenus annuels de l’Etat tunisien.
Par conséquent, le moteur de l’investissement est en panne – une situation fâcheuse et lourdes de menaces à terme pour un pays dont l’enracinement démocratique est fragile. Les querelles publiques opposant le chef de l’Etat et le premier ministre ont transformé le débat politique en un spectacle pitoyable où les véritables préoccupations des citoyens tunisiens passent au second plan. La lutte contre la corruption – que d’aucuns pensaient, à la suite de l’arrestation de Chafik Jarraya, qu’elle serait la caractéristique marquante du gouvernement de Youssef Chahed – semble à bout de souffle.
Fracture économique et sociale
L’an dernier, le chef du gouvernement n’a pas vraiment soutenu son ministre des Finances, Fadhel Abdelkéfi, qui a été victime de ce que l’on peut qualifier de cabale juridique. Le système judiciaire n’a pas été réformé. S’ajoute à ce constat une corruption rampante. Dans de telles conditions, l’avenir de l’unique démocratie du monde arabe reste très incertain. Les médias en Tunisie sont peut être libres, mais il n’en demeure pas moins qu’ils sont aux mains d’intérêts privés non avoués – ils ont trop souvent tendance à calomnier plutôt qu’à informer.
Le niveau de vie de nombreux Tunisiens est pire que ce qu’il était en 2010. Les fractures économique et sociale qui séparent les régions côtières riches du pays de ses zones pauvres de l’intérieur ne semblent pas susciter l’intérêt de certains membres de la classe politique tunisienne qui ignorent connaissent peu cette Tunisie de l’intérieur et ne sont guère plus au courant des questions économiques.
Chaque année, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes compétents votent avec leurs pieds. En cette période troublée que traverse la Tunisie, une banque centrale forte et indépendante peut sembler de peu d’importance. C’est tout le contraire qui est vrai. Si la classe politique tunisienne osait expliquer un plan de réformes économiques et judiciaire courageux et faire preuve de pédagogie, il n’est pas exclus que les citoyens, dont le niveau moyen d’éducation est bon et ou les femmes jouissent de droits qu’elles ont dans peu d’autres pays arabes, écoutent, pour une fois et avec intérêt ce que leurs dirigeants politiques ont a leur dire.
Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla (traduction revue par l’auteur).
*Francis Ghilès est un des plus grands experts européens en affaires maghrébines. Chercheur associé principal auprès du Centre for International Affairs de Barcelone, il s’est spécialisé dans les domaines de la sécurité, l’énergie et les tendances politiques dans les pays d’Afrique du nord et de la Méditerranée occidentale.
**Les titre et intertitres sont de l’auteur.
Source: ‘‘Middle East Eye’’.
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