Un remake politique des ‘‘Liaisons dangereuses’’, œuvre scabreuse annonçant la Révolution française, se joue en Tunisie au lendemain de sa supposée révolution. Y mettra-t-on bientôt fin ?
Par Farhat Othman *
C’est à la veille de la Révolution française, dont d’aucuns ont voulu voir l’ersatz dans le coup du peuple tunisien ou supposée révolution, que Choderlos de Laclos publie ses ‘‘Liaisons dangereuses’’. C’est une oeuvre considérée comme majeure du siècle qui a vu le peuple de France se révolter contre ses gouvernants, roi, église et noblesse. D’aucuns y ont même trouvé une arme de guerre préfigurant la montée de la bourgeoisie s’attaquant aux classes privilégiées, de l’aristocratie surtout. Il n’empêche que ce chef-d’œuvre libertin de la littérature française reste surtout moraliste, son auteur y inscrivant en épigraphe un extrait de ‘‘Julie ou La Nouvelle Héloïse’’ de Rousseau : «J’ai vu les mœurs de mon temps et j’ai publié ces lettres».
Il en va quasiment de même en Tunisie sur le plan des mœurs politique où l’on vit au rythme de liaisons politiques bien dangereuses. En effet, le coup du peuple tunisien a libéré une énergie qui était emprisonnée, une sorte de génie ou démon, donc bon et mauvais à la fois, qui était captif et qui ne fait que commencer à faire sentir sa présence, entendre sa voix; autant l’accompagner que de la contrarier. La plupart de nos politiques le font juste pour le pouvoir, leurs ambitions personnelles ou idéologiques; on joue de l’intérêt de la patrie et on en joue. Si cela fait bien partie de la pratique politicienne, il ne doit toutefois pas exclure une dose minimale d’éthique qui a pour nom justice et humanisme, que ne peuvent traduire que des lois justes libérées du corset moralisateur, faussement islamique. Or, elles font défaut en une Tunisie coincée, livrée à un terrible et immoral jeu de séduction politique rappelant les ‘‘Liaisons dangereuses’’.
Etats-Unis, vicomte de Valmont et Ennahdha, marquise de Merteuil
Avec ces liaisons tunisiennes, comme dans le roman, on a un duo pervers de nobles libertins s’amusant aux dépens de leurs victimes. La marquise de Merteuil y est incarnée par le parti Ennahdha et le vicomte de Valmont par ceux qui les ont amenés au pouvoir, les États-Unis d’Amérique et ce avec la complicité de certains des plus sûrs soutiens du dictateur déchu, retournés contre lui.
Comme Valmont, les États-Unis abusent de leurs pouvoirs, en jouant et surjouant dans une société sclérosée où nulle débauche ne les retient pour aligner les exploits des surhommes dont ils veulent être l’incarnation. Quant au parti islamiste, il rivalise avec ses soutiens en virtuosité maligne, tout en dissimulant sa duplicité et la tromperie à laquelle il a recours, comparable en cela à la marquise. Il n’affiche pas moins sa farouche volonté de mener la guerre aux ennemis de sa caricature de l’islam, se voulant n’être arrivé au pouvoir que pour venger les avanies subies.
Ennahdha se joue de la démocratie et des valeurs humanistes à la manière de la marquise de Merteuil de ses conquêtes qu’elle mène à leur perte dès qu’elles tombent sous son charme. Nous l’avons bien vu avec ses partenaires de la troïka, le CPR et Ettakattol ayant été laminés, leurs chefs vendant leur âme ou reniant leurs valeurs. Il en est allé de même avec le parti du président de la République, Nidaa Tounes, tombé en quenouille.
C’est aujourd’hui le tour du chef du gouvernement Youssef Chahed, plus coriace de tous, ayant démontré avoir de la trempe et du caractère. Il l’a surtout démontré en résistant au diktat d’avoir à renoncer à toute ambition politique pour avoir le soutien, au parlement, du parti islamiste qui y fait la pluie et le beau temps. On voit à quel point ce volontarisme a réussi puisque le parti islamiste est désormais contraint de changer de stratégie, commençant par enfumer le débat en prétendant nouer une alliance privilégiée avec le futur parti de M. Chahed, n’excluant même plus, non seulement de le voir se présenter aux prochaines élections, mais aussi de l’y appuyer. C’est la meilleure façon de le dénigrer au vu de ses ambitions progressistes qui gênent de plus en plus un parti aux abois, son jeu éthique ayant été éventé. Ce serait le baiser de la mort.
Le baiser au lépreux
À un tel baiser, le président du conseil oppose celui au lépreux. Son jeu est effectivement de haute volée; il a su se ménager non seulement l’appui provisoire d’Ennahdha dans sa guéguerre avec le président de la République, mais aussi celui encore plus stratégique, car durable, des propres soutiens du parti islamiste, les États-Unis, mais aussi tout l’Occident, garant de sa présence au pouvoir. Car il est erroné de dire que ce sont les élections qui ont amené Ennahdha au pouvoir, c’est un coup de force qui a renversé le dictateur, ancien serviteur, pour mieux servir les intérêts néolibéraux en Tunisie et dans le monde par de plus dociles serviteurs.
Aussi, contrairement à ce qu’a dit M. Chahed, ce n’est pas aux élections qu’on peut battre Ennahdha, mais sur le plan de la gestion des dossiers sensibles du pays, notamment ceux à connotation morale et religieuse. C’est par le courage d’amener Ennahdha à se départir de ses tabous en matière de droits et de libertés, cette sorte d’épreuve du baiser au lépreux à réussir. Surtout que la première épreuve de cette nature — l’égalité successorale — est perdue par Ennahdha du fait de son opposition, sauf revirement de dernière minute toujours possible, sinon probable. Car la loi passera qu’il la vote ou s’abstienne, puisqu’il n’ira pas jusqu’à voter contre.
Le sûr est qu’Ennahdha ne tardera pas à louvoyer pour contrer la marche de l’histoire. Il encouragera les protestations, comme à son habitude, mais de façon bien moins évidente qu’avant, étant dans l’obligation de ne pas trop se dédire vis-à-vis de ses soutiens d’Occident au moment où ils le menaçant de tout miser sur le jeune nouveau venu sur la scène politique.
Ce dernier est loin de l’être pour eux, étant même une vieille connaissance des observateurs américains scrutant par le menu les réalités de la vie tunisienne afin de servir au mieux leurs intérêts. Ce qui leur a permis de tromper la vigilance et du président de la République et du président du parti islamiste en leur proposant un homme sûr pour leurs intérêts à la tête du gouvernement, appelé à y devenir inamovible, en faisant un tremplin pour la tête du pays.
Au gouvernement, il n’est même plus leur seul atout depuis le dernier remaniement qui a scellé, comme nous l’avons bien dit, non la victoire d’Ennahdha, mais sa défaite à terme.
Bien conseillé ou faisant montre d’un fabuleux talent, M. Chahed a su, en effet, s’entourer de pièces ô combien décisives pour les futures batailles politiques et idéologiques au pays. La première, une autre valeur sûre des Américains, le dernier chef de la diplomatie du dictateur dont certains des scénarios supplétifs du 14 janvier faisaient un homme fort pour la Tunisie. L’autre atout est bien évidemment le ministre d’origine juive qui augure de nécessaires futures retrouvailles diplomatiques de la Tunisie avec ce qui a marqué ses positions en matière de relations avec Israël et dans le drame de Palestine plus généralement.
Ce qui précède, outre les quelques révélations faites par M. Chahed lors de sa dernière interview télévisée, vendredi 21 décembre 2018, sur Attassia TV, doivent préfigurer une sortie rapide du jeu malsain des liaisons dangereuses actuelles qui nuit désormais à celui qui se doit de jouer à fond le rôle de parangon de la vertu dans un pays livré aux turpitudes des uns et des autres. Il n’est, d’ailleurs, pas anodin d’entendre M. Chahed parler de fiasco du processus de justice transitionnelle devant être recadré et assaini, critiquant de manière franche et directe la créature d’Ennahdha en la personne de la présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), Sihem Bensedrine, et son oeuvre formatée à Montplaisir, non au siège de l’IVD, mais en celui voisin d’Ennahdha.
Cela est nécessaire, comme le dit avec raison M. Chahed, afin de redonner confiance au peuple, surtout ses jeunes, et repartir de plus belle pour le parachèvement du modèle tunisien, cette exception Tunisie encore en puissance. Comme il l’a rappelé également, une dynamique démocratique progressiste, son camp naturel, doit être réalisée au plus tôt pour sortir de la léthargie actuelle touchant notamment les valeurs. Ce qui met l’accent sur d’autres actions que celles dont a parlé M. Chahed, devant toucher les sujets sensibles ayant un impact sur le mental.
Depuis Lacan, on sait que l’inconscient s’interprète comme un langage. Et avec Duvignaud, on a su que le Tunisien a perdu son langage, cette expression véridique de soi, permettant de rendre compte justement de son inconscient et de son imaginaire. Cela a commencé bien avant la colonisation, mais s’est aggravé depuis; et il a atteint son point de non-retour aujourd’hui avec la nouvelle colonisation mentale que subit le peuple, fruit de l’alliance nouée entre le capital mondial et l’islam politique. Rien ne pourra le combattre que la capacité du Tunisien à retrouver son langage perdu; ce qui suppose de ne plus taire les questions sensibles de société, faire l’économie d’un traitement salutaire par des lois enfin justes, plus que jamais impératives.
* Ancien diplomate et écrivain.
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