Alors que les Tunisiens retiennent leur souffle à l’approche de la grève générale de la fonction publique, fixée au 17 janvier 2019, l’auteur jette un regard sur le passé, lorsqu’une confrontation entre l’UGTT et le gouvernement, un certain 26 janvier 1978, s’est terminée dans le sang et les larmes.
Par Abdallah Jamoussi *
Hiver 1978 : cette grande épopée syndicale, dont on s’enthousiasme comme étant une étape franchie sur la voie de la libération, sur les plans social et politique, n’implique que ceux qui croient que l’apport d’une lutte syndicale de courte durée pourrait équivaloir le changement lent et progressif d’une révolution murie, consciente et planifiée.
Escomptant mettre fin à l’hégémonie du Parti socialiste destourien (PSD), à cette époque marquée par l’attente d’un quelconque changement et gagner, par le biais de l’importance des masses ouvrières, le devant de la scène politique, les ténors de l’opposition, au sein du syndicat, auraient sûrement regretté l’échec cuisant qu’ils avaient essuyé en plus de ses conséquences sur le niveau des libertés, déjà trop bas en Tunisie.
Les failles d’une action précipitée
On avait soulevé la rue par un décret de grève générale pris par la commission administrative de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), créant ainsi une situation insoutenable de laquelle on s’était promptement retiré, ne révèle aucunement la conduite d’une organisation structurée fondée sur des principes et consciente de son pari.
Amateurisme ou manque de clairvoyance ? On aurait pu, tout au moins admettre que l’amalgame ne pourrait que compliquer les choses et apparaître en public pour encadrer le mouvement des manifestants, afin d’éviter la dérive.
Depuis le déclenchement du conflit entre la centrale syndicale et le parti au pouvoir, les démarches entreprises visant à affranchir l’UGTT du joug du parti hégémonique se soldaient par des avortements.
Le totalitarisme de rigueur, maintenait de statuquo, en dépit du climat politique d’une époque, traversée par des courants enchevêtrés de tout bord : marxisme, islamisme, réformisme, panarabisme…
L’influence de la gauche modérée était clairement affichée. Dans ce continuum, on ne devait pas s’étonner d’entendre un discours syndicaliste en termes révolutionnaires; voici ce qui a favorisé la version de l’identification à un parti politique; version tendancieuse ayant alerté le pouvoir politique proie à des suspicions; étant donné la situation conjointement liée à la sénilité de Bourguiba; un leader qui voulait ramener tout à lui et s’arroger tous les mérites et de fait se proclamer l’unique «zaïm» (leader) des Tunisiens.
En effet, il aurait pu convaincre de son efficience, s’il n’y avait pas eu la fâcheuse expérience des coopératives imputée à Ahmed Ben Salah. L’échec de l’expérience collectiviste dite «socialiste» dut accélérer le passage abrupt au système libéral conduit par Hédi Nouira; un économiste chevronné engagea de facto le pays sur la voie d’une restructuration garante d’ouverture et de stabilité, sauf que le succès réalisé par le biais du progrès réalisé, même au niveau du volet social, ne put colmater les failles béantes sur le plan politique et culturel. Et ce fut à travers ces failles qu’apparurent les difficultés qui plongèrent le pays dans le chaos. Je pense aux émeutes violemment réprimées du 26 janvier 78.
Tension et rupture entre syndicat et parti
Depuis l’apparition des premières fissures, la tension entre Carthage, alors centre de tous les pouvoirs, et l’UGTT montait d’un cran accentué d’un tohubohu annonciateur d’une tempête de vagues aspirations successorales en liaison avec «l’après- Bourguiba».
Personne ne pouvait être explicite à propos des ambitions politiques nourries par les mouvances au sein de l’appareil syndical, jusqu’à ce que Bourguiba l’eût dit lui-même, qu’il s’agit d’une force cachée derrière Habib Achour et se servant de lui comme un bouclier.
Ce fut en ces termes qu’il l’avait accusé de complicité. Et depuis, les mauvais temps s’étaient mis à se succéder, générant une flagrante fragilité dans les liens de réciprocité formelle entre parti au pouvoir et syndicat…Une apparence de conflit, qui s’avérerait incompatible avec la réalité d’une structure ouvrière, aux engagements limités, déterminée.
Cependant, compte tenu du processus dans lequel, on s’était engagé, l’identification à un parti politique, était apparente. À tout considérer, ne fût-ce pas une mort en sursis ? En effet, cette duplicité allait constituer le point faible du mouvement de 78, et, surtout, la cause de l’échec cuisant qu’il devrait essuyer.
Et pourtant, certains syndicalistes continuaient ouvertement à charger l’organisation syndicale de crédos politiques, en relation avec la lutte pour l’indépendance du pays, ne sachant pas qu’en allant to de go dans cette théorie, ils finiraient par s’égarer dans le labyrinthe qu’ils ont creusé, d’autant qu’ils devraient endosser les conséquences de la tragédie, qu’ils auraient déclenchée : perte de dizaines de vies humaines et des centaines de blessés, comme ce fut le cas en janvier 78.
Confusion identificatoire entre syndicat et parti
Avec le recul, que nous a permis le temps, nous pouvons remarquer à quel point le flou avait dominé la relation de l’UGTT au gouvernement, et ce depuis la tenue d’un congrès à Sfax sur fonds de différends entre les deux leaders du parti destourien : Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef; différends au cours desquels Habib Achour avait joué un rôle politique important.
Cette confusion dans les rôles interposés : UGTT en regard du PSD, ne formait-elle pas une sorte de terrain nébuleux source d’opacité dans les rôles respectifs ?
Peu d’années avant le déclenchement de la crise de Janvier-78, les permutations n’étaient pas rares des postes de la sphère politique à la sphère syndicale et vice et versa. À ce juste titre, le militant Sadok Mezghani était de son vivant un responsable syndical, avant d’être nommé à la tête du Comité de coordination du parti destourien. Abderrazak Ghorbel, de son côté, avait une responsabilité au sein de ce parti, avant de regagner les rangs des syndicalistes. Habib Achour fut lui-même membre du bureau politique du parti de Bourguiba.
Le Jeudi noir de 1978 fut l’un de ces hivers revenants qui ressurgissent, à chaque fois que la meute se réveille pour partir à la recherche d’une proie égarée. La tentative avortée de l’UGTT remontait à une époque de romantisme syndicaliste et de surcroît trop idéaliste, au cours de laquelle, les frontières identificatoires de la vie associative n’étaient pas claires, de même que les relations personnelles se confondaient avec les intérêts politiques. La seule constante qui prime fut la soumission inconditionnelle au Père de la nation. Une sorte d’obédience de l’ordre du sacré.
Dans le privé, on reprochait à Bourguiba sa politique basée sur le culte de sa personnalité. Ce caractère allait déterminer sa façon de se définir et par voie de conséquences de régner.
Côté syndicat, l’exécutif savait à quel genre de régime il avait affaire, mais considérant, toutefois, qu’il s’agissait d’une affaire d’école : celle de Bourguiba; une sorte de querelle intestine, qui finira par se résoudre en famille.
Les instigateurs avaient oublié l’effet d’une telle manœuvre sur la stabilité du système, dont ils faisaient partie, surtout au moment où des échos revenaient des milieux de la gauche à propos de la nécessité d’engager le pays sur la voie du pluralisme politique, afin de faire entendre un autre son de cloche.
On était à presque une décennie du mouvement 1968, autrement dit, la fin du gaullisme et le début de la restructuration sur tout plan y compris le marxisme-léninisme. Alors, pourquoi pas, chez-nous ? Mais déjà, on était dans un contexte politique et non syndical.
Indéniablement, les initiateurs de ce mouvement ne pouvaient plus nier le caractère politique de leur entreprise. Bon ou mauvais, peu importe; le train est parti. L’issue fut le désarroi en début de matinée, lorsque des vagues humaines déferlaient sur la capitale, au moment où les organisateurs avaient reçu l’ordre de la centrale de se retirer.
Le mouvement dut tourner à la catastrophe; laquelle catastrophe eut mis, par la suite, le pays à l’œil des milices destouriennes dressées en contrefort contre une opposition naissante et à peine structurée.
Tout au long de cette période trouble, de l’après Janvier-78, le régime n’aurait pas connu de répit. De l’incursion armée à Gafsa en 1980, jusqu’à l’hiver revenant de 1984, date de la révolte contre l’augmentation du prix du pain, sous le gouvernement de Mohamed Mzali, qui avait pu appréhender le début de la fin et mit fin à l’incarcération des syndicalistes.
À cette date, le mouvement repenti dut se rétracter et se reconstituer à l’en-dehors de sa ligne, naguère dure.
Quelques compromis ont été nécessaires pour sa réhabilitation ou plutôt sa récupération. À sa sortie de prison : le bouc émissaire de la grève générale, Abderrazak Ghorbel, était malade et devrait se convertir sous la pression de certains de ses confrères, qui n’avaient pas tardé de lui vouer une haine non justifiée, selon ses propres aveux, et lâcher à ses trousses la milice de l’UGTT.
Je ne le reverrais plus, après une réunion inaugurale, d’une nouvelle centrale syndicale en coordination avec Abdelaziz Bouraoui, mis lui aussi au ban de l’UGTT. Sous l’effet de son incarcération renforcée par le sentiment de solitude généré par le fait de sentir abandonné par ses confrères, feu Abderrazak Ghorbel dut s’éclipser, sans faire trop de bruit. Paix à son âme.
* Universitaire.
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