Deux événements diplomatiques survenus, ces deux derniers jours, méritent qu’on s’y attarde. Il s’agit de prises de position sur le dossier libyen où la diplomatie tunisienne, cherchant à ménager la chèvre et le chou, pour plaire à tout le monde, s’est retrouvée hors-jeu.
Par Khémais Krimi
Le premier a trait à un communiqué du ministère tunisien des Affaires étrangères affirmant que le chef de la diplomatie tunisienne, Khemaies Jhinaoui, a eu, jeudi 18 avril 2019, un entretien téléphonique avec le maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est et du sud libyens qui vient de lancer une offensive militaire pour conquérir la dernière province libyenne, la Tripolitaine.
Au cours de cet entretien, M. Jhinaoui a «renouvelé au maréchal son appel à un cessez-le-feu immédiat en Libye», précise le communiqué. Empressons de signaler ici le ton presque «invectif», proche de la sommation utilisé dans ce communiqué.
Le second événement concerne un autre entretien téléphonique qui a eu lieu le lendemain, vendredi 19 avril, entre le maréchal Haftar et le président des Etats Unis, Donald Trump.
Selon le communiqué de la Maison Blanche, le président des États-Unis a «reconnu le rôle significatif du maréchal Haftar dans la lutte contre le terrorisme et la sécurisation des ressources pétrolières de Libye». Trump et Haftar ont «discuté d’une vision commune pour la transition de la Libye vers un système politique démocratique et stable».
La situation tourne en faveur du maréchal Haftar
Avant d’essayer de décrypter la portée des deux communiqués, rappelons que le maréchal Haftar, après avoir imposé son autorité sur la Cyrénaïque (est de Libye), a pris, en février et janvier 2019, le contrôle de la province de Fezzan (sud-ouest) et pacifié les postes frontaliers avec les pays voisins de l’est et du sud (Egypte, Soudan, Tchad et Niger).
Boostée par ces victoires qui lui ont permis de contrôler les quatre cinquièmes du pays, l’armée du maréchal Haftar, autoproclamée «Armée nationale libyenne (ANL)», a lancé l’assaut pour reconquérir le nord-ouest du pays c’est-à-dire la Tripolitaine, la province frontalière avec la Tunisie et l’Algérie.
Logiquement soutenue, depuis le début de l’offensive, par l’Egypte, les Emirats arabes unis, la Russie, la Chine, l’Algérie, mais à un degré moindre ou plus discrètement, et maintenant les Etats-Unis, l’ANL a l’avantage. Elle aura en face d’elle, à Tripoli, des milices de quartiers et de tribus mais aussi des milices alliées comme celle de Ben Walid (nord de Libye) et de Tarhouna (sud de Tripoli).
Selon les experts, une éventuelle victoire des troupes du maréchal Haftar aurait impérativement des impacts négatifs sur la Tunisie. Les deux principaux risques seraient, d’un côté, la fermeture des frontières avec la Tunisie et de l’autre, la migration des jihadistes sanctuarisés dans la Tripolitaine vers la frontière tunisienne. Et c’est ce que craignent, surtout, la Tunisie et l’Algérie, qui ont renforcé la présence de leurs troupes armées à leurs frontières avec la Libye.
Fuite en avant d’une diplomatie sans vision
En principe face à cette nouvelle donne, la diplomatie tunisienne, qui avait soutenu, antérieurement, l’équipe qui gouverne la Tripolitaine, en l’occurrence, le gouvernement d’union nationale de Fayez Al-Sarraj, soutenu certes par les Nations Unies, mais aussi par le groupe armé islamiste de Fajr Libya et par une multitude de milices de quartiers se réclamant du jihad islamiste (Daech, Al-Qaida, Ansar Charia…), devait manœuvrer pour modérer, un tant soit peu, cet alignement sur une légalité internationale désormais dépassée par les événements et prévenir ainsi d’éventuelles représailles du maréchal Haftar lorsque ce dernier aura imposé sa domination sur l’ouest libyen.
Malheureusement, le communiqué précité du ministère tunisien des Affaires étrangères est loin d’arranger les choses. C’est un message arrogant et provocateur à l’endroit du maréchal Haftar. Il risque d’aggraver la situation des Tunisiens en Libye (30.000) et des communautés du sud tunisien qui vivent de la contrebande avec ce pays.
Il s’agit à la limite d’une bourde diplomatique qui risque de coûter cher aux Tunisiens tout comme celles commises par l’ex-président par intérim, Moncef Marzouki, quand il avait accepté d’extrader l’ancien Premier ministre de Khadafi, Baghdadi Ali Al-Mahmoudi, et de co-organiser, en Tunisie, avec l’Etat du Qatar, la conférence des «Amis de la Syrie», hostile au régime de Bachar El Assad.
La question qui se pose ici est de savoir si les deux «vieux» de Carthage (le président de la république Béji Caïd Essebsi) et de Monplaisir (le président du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi) avaient chargé M. Jhinaoui de cette mission d’auto-sacrifice.
L’autre question qui se pose est la suivante : qu’aurait fait l’ancien président Habib Bourguiba face à une pareille situation ? Parions qu’il aurait fait preuve du même pragmatisme que celui de la Maison Blanche, et qui consiste à toujours peser ses prises de position en fonction du rapport des forces en place. Or, en Libye, ce rapport est actuellement en faveur du maréchal Haftar et de ses troupes. Il faut être vraiment aveugle et sourd pour ne pas s’en rendre compte.
Les Etats-Unis, en apportant clairement leur soutien au maréchal Haftar, en pleine offensive contre le gouvernement «formel» de Tripoli, consacrent un changement notable de la position américaine, marginalisant Fayez Al-Sarraj et faisant fi des positions de l’Organisation des Nations unies (Onu) qui avait qualifié l’assaut du maréchal de «coup d’Etat».
La Tunisie peut toujours se rattraper auprès du maréchal Haftar en comptant sur ses alliés européens et américains, notamment les Etats-unis et l’Allemagne, qui sont – et cela tombe bien – sur le point d’achever la mise en place d’un système de sécurisation électronique de la frontière tuniso-libyenne (plus de 400 kms).
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