À l’instar d’un avant-centre qui n’est ni un grand dribbleur ni un habile tacticien, Néji Jalloul a tenté inlassablement de conserver le soutien politique, ou d’accroître l’influence politique, d’une manière qui ignore les principes éthiques ou politiques pertinents. Son objectif ultime est d’arriver à ses fins à n’importe quel prix.
Par Yassine Essid
Voyons d’abord le décor. En plan serré figure un homme en costume ample et sombre. Sous le col d’une chemise blanche, est nouée une cravate au ton bleu foncé en signe de confiance en soi, mais également un grand classique d’une personnalité de pouvoir car il en va de sa crédibilité, de sa stature, et de sa capacité à prendre des décisions.
La politique étant intimement liée au siège, l’homme est installé dans un fauteuil confortable et large, au dossier imposant, aux accoudoirs solides, ceint d’une bordure dorée. Il arbore à sa gauche, derrière lui, le drapeau national au disque blanc singulièrement rétréci par le rideau de la fenêtre.
Passons maintenant à l’envers du décor. Le visage bien rasé, l’homme inspire l’huissier de justice, aussi intraitable qu’impitoyable. Une calvitie avancée a épargné provisoirement une légère mèche sur le front qui fait de la résistance et qu’il peine à conserver. Son fin sourire indéfinissable, contraint et narquois à la fois, qui semble nous dire : «Vous voyez, j’y suis !», éclaire le faciès peu avenant d’un homme qu’on n’oserait pas contrarier et avec qui on ferait mieux de ne pas se lier.
Une insondable scission entre l’être et le vouloir-être
Dans son regard dédaigneux, gît une pénétration embusquée d’un parvenu qui aurait finalement acquis une nouvelle identité sociale tant convoitée, et qui le place en permanence au-delà de lui-même, au-delà de son être. Or l’élévation sociale suppose un code linguistique et culturel presque inné : la politesse, le respect d’autrui, les bonnes manières, savoir garder le silence quant il faut, éviter la déroute langagière, les blagues lourdingues, la goujaterie envers les femmes et ne pas se donner en spectacle de mince valeur à chaque apparition en public ou sur les plateaux de télévision. Bref, tout ce qui empêche de creuser une insondable scission entre son être et son vouloir-être.
Néji Jalloul, car c’est de lui qu’il s’agit, s’est demandé pendant les dernières années de sa carrière de professeur s’il ne sentait pas un peu le pâté. Il subissait les misères de l’universitaire ordinaire, à la fois matérielle, sociale et hiérarchique. Il vivait surtout très mal le besoin de reconnaissance qui lui a longtemps gâché la vie. Il était constamment en attente d’une validation publique de ses talents, ce qui le rendait irascible, un lait sur le feu. Debout les sans-grades !
Alors peu RCD compatible, il était envieux face aux réussites qu’il jugeait imméritées de ceux qu’il voyait sous le régime de Ben Ali se pavaner dans leur confortable accoutrement de ministre. Lui, en revanche, n’a rien, n’est rien. Il se faisait alors passer en opposant de gauche à travers une stratégie moulée bien plus dans le style vestimentaire que dans la compréhension des mécanismes de l’action politique. Facile par conséquent d’imaginer à la fois son sentiment de revanche et son présent acharnement à continuer à exister en politique car sans ces principes actifs comment survivrait-il ?
La chute du régime lui permet, après quelques infructueuses pérégrinations partisanes, de se reconnaître dans le combat de Nidaa Tounes, qu’il rejoint en 2014, en s’attribuant opportunément le statut d’islamologue. Il offre alors ses services à Béji Caïd Essebsi qu’il subjugue par son inépuisable bagou, amalgamant la maîtrise des sciences historiques, la critique et les commérages avec une volubilité que son interlocuteur prit pour de l’intelligence. L’attrait est réciproque et Néji Jalloul tombe en dévotion pour le futur chef de l’Etat au point de lier plus tard son sort au sien.
Ce statut d’islamologue n’a pas manqué de susciter l’intérêt du fondateur de Nidaa Tounes alors engagé dans une lutte électorale qui se focalisait essentiellement sur l’islam politique incarné par Ennahdha.
Avec sa forte capacité oratoire, au double sens de cordes vocales puissantes au service d’un usage extrêmement élémentaire et pauvre de la langue et du fait religieux, Néji Jalloul était bien l’homme de la situation, capable de neutraliser les arguments à la fois complexes et triviaux des islamistes. C’est que dans le monde des hyènes, la sincérité et la bonne foi ne suffisent pas.
Trop sûr de lui tout en étant mauvais négociateur
En février 2015, alors que d’autres démarchaient leur nomination, un CV à la main, M. Jalloul est parachuté d’emblée ministre de l’Education nationale sous le gouvernement Habib Essid et confirmé dans son poste en 2016 dans le gouvernement Youssef Chahed.
Il faut toutefois lui reconnaître le mérite d’avoir pris sa mission à cœur. La question scolaire devenant alors sa passion exclusive. Persuadé que le bon fonctionnement d’une société est tributaire du bon fonctionnement de l’école, il multiplie les mesures, annonces des réformes, exige des changements. Mais n’est-ce pas trop demander, et cela est-il possible ?
Naïvement passionné, il sous-estime les mauvaises pratiques fortement ancrées dans l’univers scolaire et il finira par se mettre à dos un corps enseignant puissant, désormais rompu, comme tous les secteurs publics, à la surenchère et aux revendications démesurées.
Mais un politique, c’est quelqu’un qui ne lâche rien. Novice dans la fonction, agressif et borné, attaché à des principes éculés, trop sûr de lui tout en étant mauvais négociateur, surtout lorsqu’on sert un Etat qui manque dramatiquement d’autorité, Néji Jalloul avait cru qu’il lui suffirait de se réserver un espace médiatique pour gagner la confiance de l’opinion publique et des parents obsédés par l’avenir de leur progéniture; qu’il imposerait le respect de ses pairs et susciterait la crainte de ses opposants. Bref, il porterait des galons de vrai politicien.
Alors il persiste et signe, ignorant que dans tout ce qu’on entreprend il faut mesurer les forces en présence, les points forts et les points faibles de la partie adverse, les alliances et les atouts sur lesquels on peut s’appuyer. Incapable de résoudre les problèmes qu’il était supposé traiter, il généra la défiance d’un chef de gouvernement alors confronté à de graves difficultés économiques et sociales. Pire, face aux rudes oppositions relatives à ses réformes, il ne réussit qu’à exciter l’hostilité et la colère des enseignants, s’engagea dans une épreuve de force avec le secrétaire général du Syndicat national de l’enseignement secondaire, Lassaad Yacoubi, se mit à dos une Union générale tunisienne du travail (UGTT) devenue une cauteleuse mafia de plus en plus envahissante, qui voulait sa peau au point de faire de son limogeage un préalable à toute trêve sociale.
Victime d’un désordre politique auquel il a beaucoup contribué
Suite à un tel désordre politique auquel il a beaucoup contribué, le sort du grand réformateur était scellé et Néji Jalloul fut démis de ses fonctions de ministre le 30 avril 2017.
Ecarté sans ménagement et sans même un siège de député à récupérer, un autre que lui aurait mis définitivement fin à sa carrière politique. Pas lui. Il amusa quelque temps la galerie avec la rumeur de sa nomination imminente à la tête du gouvernement. C’est sûr, c’est son heure ! Le voilà fin prêt pour la Kasbah. Pourquoi pas? Depuis plus d’une année qu’il peaufine son image de ministre dynamique, intransigeant, qui ne craint personne et n’a en tête que l’avenir de la jeune génération et la confiance des parents d’élèves. Après tout, il avait encore des devoirs vis-à-vis du pays, des projets à concrétiser, des réformes à accomplir, sans oublier l’indéfectible soutien du chef de l’Etat. Mais le bien-fondé de l’on-dit sur sa future promotion s’appauvrit progressivement laissant place à la colère, l’amertume et le dépit.
Le 12 septembre 2017, son protecteur, Béji Caïd Essebsi, qui voyait en lui ce fils qu’il aurait tant aimé avoir, l’exfiltra vers un poste moins exposé, voire pas exposé du tout : directeur général de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES). Mais pour Néji Jalloul, cette nomination était pire que l’exil. Elle signifiait le désintérêt, l’indifférence, les micros en berne, car qui songerait à l’interroger sur la Tunisie en 2030 alors que personne ne sait ce qui va advenir du pays le lendemain ?
Historien, archéologue, islamologue, ministre, le voilà finalement prospectiviste sans la moindre formation générale suffisante. L’ITES aurait pu lui servir de planque, une bonne sinécure avec tous les avantages et privilèges que cela implique.
Ainsi, après s’être battu comme un chien, défendant son territoire bec et ongles pour exister, voilà que Youssef Chahed, qu’il qualifiera de lâcheur et de parfait inconnu qui doit tout à la famille Caïd Essebsi, ose aujourd’hui le cracher comme un noyau de cerise.
Habitué à voir les journalistes se précipiter sur ses déclarations, cédant à l’appel des médias pour cracher le fiel de ses rancunes, il lui fallait de nouveau une tribune, un porte-voix.
Certes, en tant que directeur de l’ITES, il lui est arrivé d’attirer l’attention des médias par des déclarations fracassantes. La plus incongrue étant celle où il disait qu’il était en possession d’un plan pour faire sortir en six mois le pays de la crise. Il avait également entrevu dans une éclaircie des broussailles, la vague idée d’une banque d’Etat au service d’une prospérité économique qui profiterait à tous.
Ignorant tout du monde de la finance, il ne pouvait pas savoir que le secteur bancaire tunisien s’est mis en place avec le soutien et la participation active de la puissance publique au moment où le pays avait besoin de capitaux pour son développement. Dès le départ la vocation du secteur bancaire s’apparentait à une mission d’utilité sociale.
Dans la foire d’empoigne de Nidaa Tounes
Pendant ce temps, Nidaa Tounes, confronté à des crises intestines, aurait bien besoin d’un fort en gueule pour rejoindre la meute. Quoi de mieux que Néji Jalloul qui aboyait mieux que les autres, sait cerner ses proies en braconnant dans tous les coins pour les déloger. Soufiene Toubal ou Hafedh Caïd Essebsi ? Les deux pour le moment car qui pouvait prédire à l’époque qu’ils se sépareraient un jour pour une histoire de patente?
Désormais, il s’en tiendra aux petites vacheries contre Chahed et ses méthodes de gouvernement, et aux aveux de reconnaissance pour Béji Caïd Essebsi et sa sagesse immuable, saluant toutes ses décisions, approuvant sans réserve ses prises de position, l’invitant à se représenter pour un second mandat, s’engageant enfin à demeurer à ses côtés ad vitam aeternam.
Les élections s’approchant inexorablement, et le départ de Béji Caïd Essebsi cessant d’être une hypothèse, il fallait à Néji Jalloul un point de chute, une assurance pour l’avenir. À peine élu au bureau politique de Nidaa Tounes, qu’il démissionne pour y retourner aussitôt en qualité cette fois de secrétaire général. Pas de chance ! Dans le contentieux opposant Hafedh Caïd Essebsi (congrès de Monastir) à Soufiene Toubal (congrès de Hammamet), il s’est retrouvé du mauvais côté car c’est le dossier du congrès électif de Nidaa Tounes à Hammamet qui a été reconnu comme légitime.
Pour Néji Jalloul, un malheur en appelle un autre. Postulant au titre de directeur général de l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (Alecso), il n’obtint que cinq voix sur vingt lors d’une session spéciale tenue le 29 avril 2019.
Dans cette épreuve le gouvernement ne lui exprima aucun soutien et les Affaires étrangères ne bougèrent pas le petit doigt. Mais ne vous fiez pas au scrutin, nous dira le malheureux candidat, ce n’est pas sa personnalité qui est en cause, loin s’en faut, mais le contexte géopolitique, le manque de présence de la Tunisie sur la scène internationale, l’instabilité et la situation économique désastreuse du pays. À l’entendre, la situation de la Mauritanie, pays du candidat élu à la tête de l’organisation, est sans doute meilleure que celle de la Tunisie ! Il faut donc en tirer la leçon pour l’avenir. Et pour redresser la situation il suffirait de reporter les élections (le temps qu’il faut pour qu’il s’y prépare) et former un gouvernement de compétences (qu’il serait le seul qualifié pour le diriger). Rien que ça ?
Une ligne de conduite constante, celle de l’opportunisme
Il ressort de ce bref portrait que le parcours politique de Néji Jalloul, aussi court soit-il, a été dominé par une ligne de conduite constante, celle de l’opportunisme.
La chanson de Jacques Dutronc incarne une bonne définition de l’opportunisme : l’image de la veste retournée, toujours du bon côté. L’opportunisme s’est ainsi éloigné de son étymologie latine d’opportunus, le vent qui arrivait impeccablement pour rapprocher le bateau du port. Est alors opportun ce qui est utile, ce qui tombe à pic, sauf peut-être l’expression «en temps opportun» qui, dans le jargon administratif, veut dire «jamais».
C’est dans la pratique du football, qu’on découvre le meilleur pendant à l’idée d’opportunisme politique. Ainsi, bien que devant se placer tous à proximité des buts adverses afin d’avoir le plus de possibilités pour marquer des buts, certains avant-centres, nommés «renards des surfaces», passent la majorité de leur temps à rôder dans la surface de réparation, pour récupérer une balle qui traîne. Pour cela, ils doivent faire preuve d’un grand opportunisme et d’une grande efficacité devant les buts, les occasions étant rares. Les opportunistes politiques sont exactement ce à quoi ils ressemblent: des gens qui se trouvent au bon endroit au bon moment, et dont on dit qu’ils sont «sorti de nulle part».
À l’instar d’un avant-centre qui n’est ni un grand dribbleur ni un habile tacticien, Néji Jalloul a tenté inlassablement de conserver le soutien politique, ou d’accroître l’influence politique, d’une manière qui ignore les principes éthiques ou politiques pertinents. Son objectif ultime est d’arriver à ses fins à n’importe quel prix. Il peut pour cela mentir, tricher faire du mal.
Cela étant, tous les dirigeants politiques doivent parfois être opportunistes, mais ils le sont dans le cadre d’objectifs qui profitent à leur pays. Les opportunistes extrêmes, en revanche, ne sont pas concernés politiquement et socialement par la manière dont ils obtiennent le résultat souhaité, mais par le fait même. Pour eux, les fins justifient définitivement les moyens.
Néji Jalloul est de cette trempe. Et si par malheur Nidaa Tounes, version Monastir j’entends, viendrait à disparaître, il peut toujours prendre le large, agir là où il excelle pour créer son propre courant politique en prenant exemple sur les «Républicains modérés» de la première moitié de la Troisième République qui se faisaient appeler «opportunistes» car considérés à gauche tout en étant à l’origine de la droite française.
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