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Pourquoi la Tunisie doit investir dans l’intelligence artificielle ?

La Tunisie est capable de se positionner en tant que pionnière du secteur de l’Intelligence artificielle (IA) en Afrique et dans le monde arabe, car elle dispose de nombreux atouts dans ce domaine. Elle pourra ainsi se positionner dans la chaîne de valeur mondiale dans ce secteur de pointe.

Par Zied Touzani et Mehdi Merai *

L’intelligence artificielle (IA): le mot est devenu tendance et on l’entend de plus en plus, que ce soit à la radio, dans une émission économique, dans le discours d’hommes politiques, ou au détour d’une discussion entre jeunes.
Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’en donner une définition. À première vue, le terme d’intelligence artificielle semble contradictoire. L’intelligence étant cette activité humaine qui pour Aristote se caractérise par le langage et qui distingue l’humain de l’animal. Or par essence l’artificielle est le contraire de l’humain. D’où cette ambiguïté et la peur que le mot suscite dans l’esprit des gens. D’ailleurs, les professionnels du domaine vous diront qu’ils l’utilisent très peu, lui préférant le terme d’apprentissage automatique ou «machine learning» qui est une sous partie de l’IA.

Le mathématicien et député Cédric Villani dans son rapport intitulé «Donner un sens à l’intelligence artificielle : pour une stratégie nationale et européenne» définit l’intelligence artificielle non pas comme une discipline, mais plus comme un vaste programme «fondé autour d’un objectif ambitieux : comprendre comment fonctionne la cognition humaine et la reproduire».


L’IA devrait contribuer à hauteur de 15.700 milliards de dollars au PIB mondial d’ici 2030

Plus concrètement, ce qui constitue le caractère révolutionnaire de l’IA est le changement de paradigme qu’elle entraîne en informatique. En programmation classique, on développe à la main de longues lignes de code pour résoudre un problème alors qu’avec l’IA on programme les ordinateurs à trouver par eux même la meilleure solution à travers un processus d’apprentissage basé sur une importante quantité de données.

Les possibilités d’appliquer l’IA dans des domaines transversaux en font une technologie pivot source de rivalité entre les grandes puissances qui ont adopté les unes après les autres des stratégies nationales en IA. Vladimir Poutine ira même jusqu’à dire que «celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde».

D’un point de vue économique, selon le cabinet PwC, l’IA devrait contribuer à hauteur de 15.700 milliards de dollars au PIB mondial d’ici 2030, ce qui équivaut à ajouter 13 fois une économie comme l’Australie à l’économie mondiale.

Le cabinet Accenture parle de l’IA comme d’un nouveau facteur de productivité qui permettra à l’horizon 2035 de doubler le taux de croissance des pays en augmentant la productivité du travail de 40%. Le World Economic Forum (WEF), estime d’ailleurs que 60% des métiers actuels ont au moins 30% d’activités techniquement automatisables.

Figure 1 : taux de croissance du PIB avec et sans IA (source Accenture)

Le marché du travail va se transformer profondément dans les décennies à venir et la Tunisie n’y échappera pas. Dans le grand débat des conséquences de ce nouveau cycle économique de destruction créatrice, qui pour beaucoup entraînera un chômage de masse, une constatation peut être faite. Les pays qui ont automatisé le plus leur industrie tels que la Corée du Sud, l’Allemagne, le Japon ou les États-Unis sont aussi ceux qui connaissent un taux de chômage historiquement bas voir des situations de plein-emploi.

Ainsi les pays qui adopteront l’IA et accompagneront son déploiement les premiers, seront ceux qui subiront le moins les conséquences de la destruction d’emploi que l’IA générera. Ce qui ne sera pas forcément le cas des suivants. La conclusion est qu’il faut être parmi les premiers pour ne pas subir les contrecoups de ces changements. La Tunisie a raté plusieurs révolutions industrielles dont l’avant-dernière l’a placée en situation de vulnérabilité, facilitant sa mise sous tutelle à travers le protectorat.

Les atouts de la Tunisie dans la compétition mondiale

Dans cette nouvelle compétition mondiale, quelles sont les forces et faiblesses de la Tunisie ainsi que les opportunités à saisir?

Les forces de la Tunisie sont nombreuses. La Tunisie est la seule démocratie de la région. Cette démocratie permet l’émergence d’initiatives efficaces, car tenant compte de la réalité, et inclusives, car elles prennent en compte l’ensemble des parties prenantes à l’image du succès de l’initiative du Start-up Act. La démocratie stimule également l’entrepreneuriat qui n’est plus entravé par la peur de l’arbitraire comme au temps de l’ancien régime. Au classement du Global Entrepreneurship Index (2018), la Tunisie est ainsi première en Afrique, et 40e au classement mondial.

Un autre atout de la Tunisie est la disponibilité d’un important bassin de mains-d’œuvre qualifiées et de chercheurs qui sont le résultat d’un investissement depuis les années soixante dans l’éducation et particulièrement les enseignements scientifiques. Entre 1996 et 2015, les chercheurs tunisiens ont publié près de 59.000 articles scientifiques, lorsque leurs confrères algériens et marocains ont publié respectivement près de 42.500 et 41.000 articles. Rien d’étonnant qu’au classement du Global Innovation Index (2018), la Tunisie se place deuxième sur le continent après l’Afrique du Sud.

Une autre force de la Tunisie est l’importance de son secteur des TIC qui représente autour de 7% du PIB, soit bien plus que le tourisme et presque autant que le secteur de l’agriculture, ce qui n’est pas dû au hasard. Dans les années 2000, la Tunisie avait compris plus tôt que ses voisins l’importance de développer ce secteur pour diminuer son chômage et développer son économie. L’état avait pris des mesures comme une fiscalité préférentielle pour le matériel informatique, une subvention pour l’achat d’ordinateur personnel, et avait même organisé le sommet mondial sur la société de l’information en 2005. L’État avait également mis en place des filières de formation dont les résultats se perçoivent aujourd’hui. La Tunisie forme par an plus de 8.000 ingénieurs en TIC soit en proportion de sa population bien plus que ses deux voisins maghrébins.

On peut ajouter également que la Tunisie se classe deuxième en Afrique du Government AI Readiness Index (2019) qui évalue la capacité des gouvernements à tirer parti des avantages de l’IA pour offrir des services publics, signe d’une maturité technologique pour la Tunisie. Enfin, la Tunisie fait partie de l’initiative «open gov» qui vise à renforcer la transparence et la recevabilité du gouvernement tout en rendant publiques les données que possèdent les ministères. Autant de données qui peuvent être le carburant de nombreuses applications d’IA.

Au niveau des opportunités la Tunisie n’est pas en reste. Depuis 2017, elle fait partie du programme Horizon 2020 de l’Union européenne (UE) qui permet aux chercheurs et aux entreprises tunisiennes de postuler pour des financements pour faire de la recherche et développement. Elle est le seul pays de la région à y faire partie avec Israël.

Avec le plan «Tunisia digital 2020» et «SmartGov», la Tunisie a déjà mis en œuvre une politique publique pour la numérisation de son économie et de son administration. Nous pouvons dès aujourd’hui en faire un bilan, réfléchir sur ce qui n’a pas marché et proposer des améliorations.

Enfin, la Tunisie gagnerait à se positionner en tant que pionnière du secteur de l’IA pour la région. Les retombées en matière d’image pour le secteur des TIC permettraient de renforcer ce secteur ainsi que le positionnement de la Tunisie dans la chaîne de valeur mondiale. La Tunisie pourrait devenir un partenaire pour de grands groupes comme Facebook, ou Google qui a récemment implanté un centre de recherche en IA à Accra au Ghana et qui a participé à la réalisation d’un master en IA en collaboration avec l’université de Kigali au Rwanda.

La Tunisie doit veiller à rattraper rapidement ses faiblesses

Pour faire une analyse complète, il ne faut pas occulter certaines faiblesses de la Tunisie. Une de ses faiblesses se situe dans l’importante fuite des cerveaux qui s’est accentuée après la révolution. Entre 2016 et 2018, près de 10.000 ingénieurs ont quitté le pays.

Une autre faiblesse est qu’il n’existe pas pour l’instant de filière de formation de techniciens et ingénieurs spécialisée en intelligence artificielle, de même qu’une demande pour l’adoption de cette technologie permettant de faire naître une industrie nationale.

Le secteur des TIC, même s’il est une force pour le pays, commence à connaître un ralentissement. En effet, sa croissance n’a été que de 6,5 % entre 2011 et 2015, contre 9,4 % entre 2006 et 2010. Classée 17e au classement du WEF concernant la capacité d’un pays à utiliser les opportunités de croissance des technologies de l’information et de la communication en 2010, la Tunisie est tombée au 38e rang en 2016. Enfin, les menaces à l’émergence d’un secteur de l’IA sont les effets d’annonce qui ne se traduiraient pas par un plan d’action.

Nous l’avons vu, lorsque nos dirigeants ont été visionnaires et ont investi dans l’humain, les bénéfices ont toujours été au rendez-vous pour le pays et son économie. Aujourd’hui, comme après l’indépendance et dans les années 2000, la Tunisie a besoin de continuer sa tradition de pays précurseur. Néanmoins, il ne s’agit pas de dire que la Tunisie en investissant maintenant dans l’IA arrivera à se hisser au même niveau que les États-Unis ou la Chine. Par contre, elle pourra se positionner comme un acteur important, reconnu et, nous n’en doutons pas, incontournable sur le continent africain et dans la région Moyen Orient-Afrique du Nord (Mena). Les bases pour devenir un acteur dans l’IA sont là, il faut maintenant une volonté politique pour le faire.

Dans un prochain article, nous proposerons des actions concrètes pour y parvenir.

* Zied Touzani est responsable des partenariats en IA à Dataperformers et Mehdi Merai, CEO Dataperformers

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