En termes d’abus et de nuisances, réels ou potentiels, il y aurait assez d’éléments pour vouloir exclure de la compétition politique, au même titre que Nabil Karoui ou Olfa Tarres, bien d’autres «contrevenants», parmi les inamovibles piliers du système.
Par Yassine Essid
Le président de la République sortant a été longuement critiqué pour son âge avancé. Pourtant, son fonctionnement psychique n’était pas fondamentalement différent de celui d’un adulte sain d’esprit. Son successeur virtuel, Nabil Karoui, ne peut en dire autant. Bien que nettement plus jeune que Béji Caïd Essebsi, celui que les intentions de vote, sincères, manipulées ou biaisées, placent en tête des candidats à la présidentielle, est déjà gravement atteint par l’une des formes les plus obstinée du délire ambitieux : l’exaltation de la personnalité doublée de l’exagération du moi.
Délire ambitieux et folie des grandeurs
Le plus inquiétant dans tout cela est qu’il partage cette folie des grandeurs, à des degrés divers, avec presque tous les candidats en lice chez lesquels l’idée d’orgueil prend une telle prépondérance qu’elle constitue le fond même d’une maladie mentale. Mais quoi qu’on en pense et quoi qu’on fasse pour l’empêcher de se présenter aux élections, Nabil Karoui demeure jusqu’à preuve du contraire un citoyen qui remplit toutes les conditions l’autorisant à briguer quelque charge politique en se présentant aux suffrages des électeurs.
Alors qu’aucun des ses futurs adversaires n’incarne un projet de société cohérent ni ne porte une vision claire de l’avenir du pays; qu’ils sont tous à court d’idées et en manque de créativité, le patron de Nesma.TV s’était donné une identité particulière, à la fois politique et sociale. À la poursuite d’une nouvelle piste de réflexion, il s’est efforcé de restaurer l’ordre des choses en combattant directement la pauvreté. Il était profondément convaincu que les réponses politiques faites aux nécessiteux par l’administration sociale, ou par les organisations caritatives d’obédience islamique n’ont jamais été convenablement concrétisées. Ainsi, l’éradication de la misère étant restée de l’ordre du chimérique, il lui fallait opter pour une nouvelle morale sociale laïque.
Pour lui, la pauvreté n’est pas seulement une catégorie dépassée, renvoyant à une réalité historique révolue depuis l’avènement de la démocratie, mais demeure un enjeu majeur dans une société marquée en particulier par une forte croissance des inégalités économiques et sociales. Sa disparition historique, sur laquelle des partis ont fondé leurs discours puis leur légitimité, n’a jamais été accomplie. Pire, elle continue inexorablement à menacer la cohésion sociale. Quant au gouvernement, ses plans foireux ne voient jamais le commencement d’un début d’exécution et les campagnes nationales contre ceci ou cela, qui se terminent en queue de poisson, sont tellement à côté de la plaque qu’elles sont d’emblée condamnées à l’échec. Il faut donc repenser les solidarités étatiques, restaurer les fraternités du voisinage, créer une banque alimentaire itinérante. Dans ce domaine, l’argent aidant, ce ne sont pas les idées qui manquent.
Un mélange de Mère Teresa, Abbé Pierre, Lula et Coluche
Emporté par l’idée qu’il était devenu à lui seul un «Etat-providence», disqualifiant ainsi toute idée de confier au gouvernement le soin d’organiser, de financer et de contrôler le secteur de l’assistance, une petite voix lui souffla qu’il mérite plus que ça. Quoi ? Être mieux payé ? Il est déjà riche. Être aimé davantage ? Il suffit de poser la question aux milliers de bénéficiaires de ses dons. Est-il vraiment le promoteur de la rationalité managériale qui va de pair avec les valeurs de l’efficacité ? Il n’y a qu’à se pencher sur son parcours d’entrepreneur méritant.
Il restait pourtant quelque chose d’autre à accomplir, plus noble, plus grandiose : passer de la dimension d’un héros philanthrope à une autre forme d’engagement, cette fois à l’échelle d’une nation. Ni parti ni adhérents ni militants ni comités, mais d’emblée une action spécifiquement politique qui le mènera tout droit à la magistrature suprême.
Cependant, les références solides et les soutiens puissants doivent être étayés par des précurseurs incontestés qui par leurs actes, leurs œuvres et leurs idées ont marqué leur époque et constituent des exemples irréfutables qui «annoncent» presque l’arrivée sur terre de Nabil Karoui.
Avec la pensée de Dieu, tout se compense, tout se rétablit. Comme un fermier qui a eu de bonnes et de mauvaises années, le gain de cette année compense la perte de la précédente. Nabil Karoui compense ses années de turpitudes par l’action caritative. Il est alors vite passé du frimeur qui s’offrait par ennui de nouvelles voitures à un bosseur armé pour le combat altruiste. D’habile magouilleur, il s’était converti en défenseur des opprimés avec le recours aux possibilités qui lui offrait sa chaîne de télévision en matière de propagande et d’audience.
Dans ce domaine quatre personnages l’inspirent, et pas n’importe lesquels : Sainte Mère Teresa, une infatigable bienfaitrice de l’humanité. L’Abbé Pierre, qui a voué sa vie pour la lutte contre le mal-logement et l’exclusion. Lula, homme d’Etat brésilien (2002-2011), aujourd’hui soupçonné de corruption et de blanchiment d’argent, mais qui a fait de la lutte contre la pauvreté, du programme des «pharmacies populaires» et de la «Faim zéro» les piliers de sa politique. Enfin, Nabil Karoui est devenu en plus l’émule de Coluche dont la charité et la solidarité se résument à ses «Restos du cœur» transformés en une entreprise humanitaire.
Nabil Karoui a montré par son inlassable dévouement et son immense effort d’organisation dans le sens de la dignité et de la solidarité, qu’il existe de nombreux remèdes pour éradiquer la misère de son prochain par l’aide et l’assistance aux plus démunis. Il a montré aussi qu’on peut nourrir, soigner, offrir un logement ou un emploi. Bref, qu’on peut venir à bout de la pauvreté.
Cependant, en voulant briguer la présidence de la République, Nabil Karoui révèle deux types de vertus : celle qui fait du riche généreux dénué de toute appartenance idéologique un homme capable de régénérer les valeurs de solidarité. Et celle, évangélique cette fois, qu’il connaît moins bien, qui rappelle surtout qu’il est toujours possible de venir en aide aux pauvres en ressources, mais qu’il n’existe pas de moyen pour venir en aide aux pauvres en esprit. Comme dit l’Evangile : «Bienheureux les pauvres en esprit, le Royaume de Dieu est à eux» (Mt 5,3).
Une grosse combine cousue de fil blanc
Faisons maintenant un pas de côté. Huit années sont déjà passées : les deux premières furent régies par ceux qui avaient tourné le régime à leur profit et, après un court intervalle, cinq autres années furent mises sous la coupe d’une classe politique qui prétendait alors vouloir mettre l’honneur et le salut de la patrie au-dessus de ses propres intérêts partisans, mais avait fini par se salir à d’indignes opérations, se servant copieusement en termes d’argent, de prédation, de pouvoir, de népotisme, de clientélisme, de corruption, de réseaux qui entendent dicter leur loi, d’immoralité, et on ne sait quoi d’autres.
Ainsi leur conception démocratique du pouvoir était-elle pourrie bien avant qu’on ne se réjouisse de sa soi-disant rigueur éthique, de sa pertinence et de son efficacité à travers l’adoption dans la précipitation, et à quatre mois des échéances, du projet d’amendement de la loi électorale dans son intégralité.
Cette grosse combine, aussi tardive qu’opportune, cousue de fil blanc, destinée à ratisser aussi bien les grosses pièces que le menu fretin, est censée assurer la pérennité d’un régime devenu l’apanage d’acteurs politiques qui se représentent le pouvoir démocratique comme une propriété individuelle et non collective, un bien dont il faut s’approprier pour en faire un patrimoine familial, une entité irréelle et métaphorique, et un lieu assimilé à un territoire qu’il s’agit d’annexer. Bref, la mise de la puissance publique au service des intérêts particuliers d’un chef d’Etat, d’un chef de gouvernement et des partis politiques représentés au parlement.
C’est alors que la lutte politique prend la forme d’une compétition pour le monopole du pouvoir. La société se construit ainsi sur la base du principe de la particularité absolutisée, comme l’illustre cet amendement qui ne laisse à l’électeur que le choix forcé de reconduire les mêmes personnes subitement devenues des figures morales de l’action politique, parées de toutes les vertus de la rationalité et de l’efficacité. Or, dans une république démocratique, l’ouverture de l’élection à l’arbitrage du peuple implique l’accès de tous les citoyens à la candidature comme le ferait en toute légitimité quelqu’un qui passerait son bac en candidat libre. Le reste est l’affaire de la justice.
L’âme de cette sinistre machination, saluée comme une victoire de l’égalité démocratique et de la concurrence loyale, artistement combinée avec des députés qui n’avaient cessé d’être transhumants, fluctuants, refermés sur la seule perspective de leur réélection, n’est autre que le chef de Gouvernement, Youssef Chahed, récemment promu président d’un parti hors-sol, qui ne connait ni ancrage régional, ni national, ne possède ni identité politique ni vision d’avenir.
Des Premiers ministres qui ne sont comptables de rien
Tahya Tounes lui sert uniquement à se donner une posture de dignitaire qui veut s’imposer sans disposer des structures de soutien. Il se prend pour un politicien d’envergure mais demeure pourtant un stratège du café du commerce. Il se voit déjà en grand leader, écartant tous les prétendants, utilisant sa fonction comme support à sa campagne électorale par la continuité d’une politique qui va de promesses fallacieuses en faux projets et mantras tonitruants, propices à satisfaire projectivement les désirs immédiats des électeurs, à payer chèrement la paix sociale au détriment de la production des richesses, visant à unifier les malheureux spoliés dans de délicieux rêves d’avenir.
Voilà qui ne va pas redorer le blason d’un Premier ministre arrogant qui s’imagine détenir les clefs de l’universalisme sous le prétexte qu’il aurait consacré les droits démocratiques. En fait, il n’a fait que reproduire le prototype de tous les régimes autoritaires allant jusqu’à faire concurrence au très beau spécimen islamiste.
Rappelons qu’à l’époque des dernières élections, Slim Riahi était aussi un personnage aussi peu recommandable que l’est Nabil Karoui aujourd’hui. Si ce dernier cherche à accéder au pouvoir par le biais de la pratique de la bienfaisance, Slim Riahi l’avait fait par le biais d’un club de football et son public de supporteurs. Il a été tour à tour chef de parti, interlocuteur et même intercesseur entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi lors du fameux pacte de Paris. Ses députés UPL étaient tous membres de la coalition gouvernementale. Signataire de l’Accord de Carthage, il a permis par deux fois la prolongation du mandat politique de Chahed. Ce jeune notable de la politique est aujourd’hui un bandit en fuite, jugé et condamné par contumace pour de nombreux délits.
Dans ce domaine, Ennahdha mérite aussi sa petite ration. En matière de générosité spontanée et désintéressée, les islamistes se retrouvent comme un poisson dans l’eau. Si l’on exclut l’annonce du VIe califat, leur islam démocratique s’était organisé sur le principe du don, de la dénonciation des mécréants, de l’installation de réseaux d’associations financées on ne sait comment. Tout atermoiement de leurs partisans est perçu comme une dérobade face à l’appel de la vérité, et une marque de tiédeur dans l’engagement. L’attitude normale est donc l’adhésion sans réserve du cœur et la disponibilité face aux impératifs du Vrai et du Bien et une contribution au règne de la Loi de Dieu.
Il y aurait donc là assez d’éléments pour les exclure de la compétition au même titre que Nabil Karoui, 3ich Tounsî et autres «contrevenants».
Rappelons au passage, la toute récente campagne de racolage auquel s’était livrée Ennahdha aux portes des lycées le premier jour de l’examen du baccalauréat.
Tout homme de métier est tenu de bien faire son travail autrement il sera sanctionné par le marché. En politique, les Premiers ministres qui quittent leur fonction ne sont comptables de rien. Adulés, mal-aimés ou raillés, ils repartent comme ils sont venus, c’est-à-dire sans rien connaître à la société, et retournent quel que soit l’état de leur bilan passé car il leur arrive en dépit de leurs résultats désastreux de vouloir retrouver gentiment leur fauteuil et poursuivre impunément leurs œuvres délétères. Or on devrait trouver, au-delà de la volatilité électorale, le moyen de décider si une personne est encore en mesure de gouverner, rendant ainsi son retour au pouvoir parfaitement rédhibitoire.
Amendement pervers à la loi électorale et politique économique hors de tout contrôle
Pour ce faire, il faudrait se garder de laisser le vote décider seul du sort de la nation du moment qu’on sait à quel point il est l’objet d’une manipulation électorale à travers une démagogie jamais avare de promesses, d’une bureaucratie complice, d’une presse complaisante, et de la mise en condition de l’opinion publique à travers l’intox et les mensonges,
Retournons à Youssef Chahed, impliqué dans le vote de cet amendement pervers à la loi électorale et la mise en œuvre d’une politique économique en dehors de tout contrôle démocratique. D’après l’économie savante, on est en mesure d’évaluer le prix d’un bien, les prestations d’un salarié, les sommes d’argent détournées, les biens mal acquis, les services achetés, les dettes contractées et non remboursées. On peut également évaluer un patrimoine, calculer un budget, mesurer un taux d’inflation, estimer les détournements de fonds, et chiffrer toutes sortes de prévarications. Mais qu’en est-il de l’action d’un gouvernement, du choix des politiques publiques mises en œuvre, de leur succès ou de leur échec?
Jusque-là on n’a jamais su chiffrer la mauvaise gouvernance autrement que par la démission ou le limogeage du chef de l’exécutif. Ainsi, on observe médusés que le Premier ministre, Youssef Chahed, au fur et à mesure du constat de son incapacité grandissante, et dont le bilan est reconnu lamentable, se voit gratifier d’une totale immunité car il n’y aurait là aucun manquement grave à une obligation de résultats, aucun délit de mauvaise gestion ou de forfaiture. Il revient au peuple de payer la note. De même que les savants ont un compte à rendre à la science, les dirigeants ont à tirer les leçons de leurs performances avant de chercher un biais commode, un parti et des électeurs, pour prolonger leur existence politique.
Dans l’Athènes classique, Socrate, un homme du peuple d’une grande pauvreté, était effrayé par la décadence de la démocratie directe athénienne : incompétence, démagogie, inversions des valeurs, nivellement par la médiocrité, décadence des élites, détestables décisions de justice, insécurité, criminalité, corruption et des citoyens qui, tirés au sort, votent les décisions les plus calamiteuses. C’est aussi une démocratie qui s’est plusieurs fois discréditée en temps de guerre. C’est celle enfin qui condamnera à mort Socrate lui-même. On comprend mieux pourquoi Socrate et Platon étaient partisans d’un régime aristocratique, éclairé, autoritaire, aux mains d’hommes excellents, à la fois savants et guerriers.
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