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Le poème du dimanche : ‘‘Si c’est un homme’’ et autres poèmes de Primo Levi

Né à Turin en 1919, dans une famille juive peu pratiquante, et mort dans la même ville en 1987, Primo Lévi est l’un des plus grands poètes italiens du 20e siècle. Sa vie et son œuvre sont un douloureux témoignage de son expérience des camps de concentration de la seconde guerre mondiale.

Après des études de chimie, Primo Levi part s’installer à Milan. En 1943, il s’engage dans la Giustizia e Liberta (organisation antifasciste installée dans les Alpes italiennes) et se fait arrêter le 13 décembre de la même année, à l’âge de 24 ans, par la milice fasciste. Il est interné au camp de Carpi-Fossoli, tout près de la frontière autrichienne.

En février 1944, le camp, qui était jusque-là géré par une administration italienne, passe en mains allemandes : c’est la déportation vers Auschwitz. Il est libéré le 27 janvier 1945, date de la libération du camp par les Soviétiques. Une fois la guerre finie, il épousera Lucia Morpugo, aura 2 enfants et dirigera une entreprise de produits chimiques. Pendant les derniers mois de sa vie, Primo Levi fut très affecté par la montée du révisionnisme et de l’indifférence.

Profondément déprimé, le 11 avril 1987, il se jette dans la cage d’escalier de son immeuble. Son livre autobiographique est publié dès 1947. C’est un des premiers témoignages sur le système concentrationnaire.

Si c’est un homme

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.

Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.

N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.

Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

Pline

Ne me retenez point, amis, laissez que j’appareille,
Je n’irai pas plus loin que la rive d’en face;
Je veux examiner de près ce nuage noir
Qui monte du Vésuve et ressemble à un pin.

Tu veux rester ici, cher neveu ? Eh bien, soit,
Etudie, recopie donc les notes qu’hier je t’ai confiées.

Ne craignez point la cendre : cendre sur cendre,
Nous ne sommes que cendre, auriez-vous oublié
Epicure ? Allons, préparez le bateau, car déjà la nuit tombe :
La nuit en plein midi, incroyable prodige.

Sois tranquille, ma sœur, je suis prudent et avisé,
Les ans qui m’ont voûté ne l’ont pas fait en vain.
Je reviendrai sous peu, accorde-moi seulement
Le temps d’aller là-bas, d’observer les phénomènes, de revenir,
Pour que, demain, je puisse ajouter un chapitre nouveau
À mes livres, qui vivront encore, je l’espère,
Quand les atomes de mon vieux corps, dissous depuis des siècles,
Iront tourbillonnant dans les remous de l’univers,
Ou revivront sous la forme d’un aigle, d’une enfant, d’une fleur.

Matelots, c’est un ordre, mettez le bateau à la mer.

Procuration

Ne sois pas effrayé par l’ampleur de la tâche,
On a besoin de toi, qui es moins fatigué.
Et puis, tu as l’ouïe fine, alors, écoute
Combien le sol sonne creux sous tes pieds.
Réfléchis à nos erreurs :
Il en fut parmi nous,
Qui cherchèrent à l’aveuglette
Comme un homme aux yeux bandés
Reconstituerait un profil;
D’autres ont joué les corsaires;
D’autres encore s’en sont remis à la bonne volonté.
Apporte ton aide, sans être sûr de toi.
Tente, même si tu n’es pas sûr de toi.
Parce que, justement, tu n’es pas sûr de toi.
Vois s’il t’est possible de réprimer le dégoût et l’ennui
De nos doutes, de nos certitudes.
Nous n’avons jamais été aussi riches, pourtant,
Nous vivons au milieu de monstres embaumés
Et de monstres obscènes tellement ils sont en vie.
Que les ruines ne t’effraient point,
Ni la puanteur des décharges :
Nous en déblayâmes plus d’une à mains nues,
Alors que nous avions ton âge.
Relève le défi autant que tu le peux.
Nous avons peigné la chevelure des comètes.
Déchiffré les secrets de la genèse,
Foulé les sables de la lune,
Construit Auschwitz, détruit Hiroshima.
Tu vois : nous ne sommes pas demeurés inactifs,
Donc, tout perplexe que tu sois, assume;
Et abstiens-toi de nous appeler maîtres.

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