En cette nouvelle législature qui s’annonce plutôt mal, la Tunisie vit un véritable capharnaüm politique, alors que l’économie est en panne de croissance, et que l’administration est en proie à une corruption sans précédent. Entre mirages, bluff… et mal-gouvernance dont le parti dominant, Ennahdha, est la plus éloquente incarnation.
Par Moktar Lamari, Samir Trabelsi et Najah Attig *
Décidément, ça part mal et ça n’augure rien de bon pour la législature 2019-2024. Et pour cause, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), c’est la foire d’empoigne! Des élus à peine assermentés s’insultent à longueur de journée, s’invectivent sciemment dans les médias et s’injurient grossièrement lors des débats en plénière, transmis en direct à la télé. Dans le sillage de ces tensions, l’ARP a été squattée, une semaine durant, début décembre, par une quinzaine de députés mécontents pour avoir été traités de «clochards» et de «bandits» par une députée d’un autre parti.
Le tout fait que les négociations pour la constitution d’un nouveau gouvernement durent depuis presque six semaines, dans l’opacité et le suspens des bras de fer visant le partage du pouvoir et de ses dividendes! Et l’annonce du nouveau n’est pas pour demain la veille!
Depuis les élections législatives, la Tunisie vit un capharnaüm politique ! Dans les institutions de l’État, on assiste à des scènes kafkaïennes, à un chaos indescriptible, dont les acteurs ne sont nul autre que les «élus de la République», supposément civilisés, honnêtes et rien à voir avec «voyous»!
Comment expliquer ce capharnaüm politique, alors que l’économie est en panne de croissance, et l’administration en proie à une corruption sans précédent?
Capharnaüm politique
En cause? Toute une mentalité et tout un «état d’esprit» ! Les dissonances cognitives y sont pour beaucoup, puisqu’un grand nombre d’élus de cette nouvelle législature 2019-2024 pensent que faire de la politique c’est d’abord faire preuve de déviance : «mentir», «trahir», «insulter»… et se «travestir» le cas échéant !
Incroyable, l’ARP serait devenue un lieu malfamé…, où on se permet tout! On sacrifie l’éthique, on bafoue les ABC de la moralité et on n’hésite pas s’allier avec le «diable» pour atteindre ses fins bassement partisanes, demandant tout ici et maintenant! Les plus religieux ne sont pas en reste!
Des plus religieux aux plus «modernistes», en passant par les reliques actives du clan de l’ex-président Ben Ali, la devise affichée semble être la même : «razzier le pouvoir, rabaisser les protagonistes, racketter l’État, et tant pis pour les citoyens et contribuables»!
D’une violence inouïe, les querelles au sein de l’ARP véhiculent un climat viscéralement malsain, anémique en valeurs démocratiques et surtout déficitaires en repères économiques fondateurs de l’action collective et du bien commun. Le concept de la démocratie est, de toute évidence, encore mal digéré par un grand nombre de ces «députés-éprouvettes», venus de partis créés ex nihilo et dans la précipitation, pour ravir le pouvoir et mousser les affaires.
Un chroniqueur tunisien décrit ce capharnaüm en disant que «le climat de violence verbale et les manigances partisanes au parlement sont explicables par le morcellement partisan et la grande diversité des ADN idéologiques représentés à l’ARP».
Hélas, cela n’explique pas tout! Au clivage idéologique s’ajoute une vraie immaturité politique des élites; une agressivité foncièrement liée à un référentiel éducatif à la fois familial, scolaire et surtout religieux! Nombreux sont ces élus qui n’ont pas totalement intégré les logiciels du «savoir-vivre ensemble», du sens de la pluralité et des valeurs de l’éthique et de l’honnêteté. «On a les élites qu’on mérite», disait le Roi Hassen II du Maroc, en 1962 !
C’est ce contexte qui génère ces comportements déviants, violents et «atypiques», très portés sur l’insulte de l’autre dès que celui-ci affiche un avis contraire au sien. C’est cette même immaturité qui nourrit les «lâchetés» et les attitudes «délinquantes», qu’on observe tous les jours dans la sacro-sainte institution parlementaire de la seule démocratie en terre d’islam.
Pas besoin de démonstrations pour dire qu’ils sont capables de tout, les députés de la transition démocratique. Lors de la dernière législature, au moins 40% d’entre eux ont trahi franco leur électorat et changé d’allégeance et de partis (et de valeurs). Plus de 66% d’entre eux ont fait l’école buissonnière, s’absentant du parlement deux jours sur trois, alors qu’ils sont payés au moins quinze fois le salaire minimum, avec l’argent de la dette, sans compter les avantages en nature et les «cadeaux» des lobbyistes de tout acabit. Plusieurs ont été pris en flagrant délit de délinquance, qui dans des affaires de mœurs, qui dans des affaires de corruption et qui dans des affaires de proximité démontrée avec des terroristes avérés.
Le «poisson pourrit par la tête»
Un dicton chinois dit que le «poisson pourrit par la tête»! Les chefs des partis et les leaders politiques siégeant à l’ARP font sciemment agiter leur clan de députés, avant de s’en servir, comme des marionnettes et des pions à tout faire. Plusieurs observateurs avertis s’accordent à incriminer personnellement les chefs de parti. Ceux-ci manquent du leadership et charisme requis pour aiguilleur les interactions politiques, trouver les bons compromis, modérer les tensions… pour atteindre les objectifs de la prospérité collective.
Au sujet des tensions récentes, plusieurs intellectuels et journalistes ne vont pas par quatre chemins. Ils incriminent personnellement le nouveau président de l’ARP, à savoir le fondateur et leader du parti religieux Ennahdha, Rached Ghannouchi (78 ans). Celui-ci a été parachuté à la tête du pouvoir législatif suite à une alliance vicieuse, contre-nature et pas éthique en politique. Et cela est resté au travers de la gorge des élites politiques… et des citoyens. Surtout que le même Ghannouchi ne dispose d’aucune compétence managériale pour gérer démocratiquement une assemblée d’élus hétéroclites. Un homme au passé trouble et qui a toujours parlé des deux coins de la bouche : un coin dit quelques choses, et l’autre tout le contraire!
Son histoire de militant islamiste «pur et dur», ayant pactisé avec des dizaines de leaders extrémistes religieux à l’international (aujourd’hui emprisonnés ou morts dans leur guerre sainte), lui ôte toute légitimité morale pour gérer efficacement les réformes et préalables requis pour relancer une économie mise à plat par 8 ans d’errements politiques.
Un chercheur français écrivait récemment : «En Tunisie, l’ARP est mal gouvernée! Son président, habitué à présider les prières du vendredi, ne dispose pas des réflexes démocratiques requis pour gérer des débats politiques controversés, pour valoriser le bien commun et pour piloter des enjeux régissant la diversité et légiférant le bien-être collectif. Ce président est arrivé à ce poste de façon peu éthique et il fait tout pour manipuler, diviser et envenimer les interactions entre les partis représentés pour permettre à son parti d’asseoir pleinement son pouvoir et d’imposer sa loi… islamiste en Tunisie…»!
Il faut dire que depuis les dernières élections législatives, l’islam politique a resserré son emprise sur les pouvoirs législatif et exécutif. Avec 24% des sièges au parlement, le parti de Ghannouchi veut régner en maître absolu dans les divers rouages des pouvoirs exécutif et législatif. Et pour ce faire il ne se gêne pas à semer la zizanie, à dresser certains partis contre d’autres, à appâter, à trahir… sans scrupule, aucun!
Pour l’avenir de la jeune démocratie tunisienne, ce genre de leaders est dangereux, extrêmement dangereux! Le danger vient des attitudes divisives, des réglementations contre-productives et surtout par de stratégies subversives. Ces pseudo-leaders sont incapables d’initier les changements porteurs de progrès (réformes, innovations, etc.); ils ne peuvent qu’endommager le capital social et la confiance collective.
Un remake du passé récent ?
Bref, ce triste spectacle se déroule sous le regard impotent de Rached Ghannouchi, le fondateur du parti religieux Ennahdha, «intronisé» comme chef suprême du pouvoir législatif, grâce à une transaction politique nébuleuse, impliquant l’aile radicale du parti religieux et les populistes du parti Qalb Tounes. Les deux partis arrivés en tête lors des dernières élections, après à une campagne électorale menée à couteaux tirés, encore une fois sur la base d’insultes et de principes idéologiques aux antipodes.
Une telle alliance contre-nature va envenimer le pouvoir exécutif et la constitution du nouveau gouvernement qui se fait attendre depuis les élections législatives du 6 octobre 2019. Le chef de gouvernement désigné Habib Jemli est issu du même parti Ennahdha, et a été nommé par Ghannouchi, sans qu’il soit un élu et sans disposer d’un leadership confirmé pour diriger un gouvernement en période de crise économique.
Le chef du gouvernement désigné est un agronome spécialiste en «grandes cultures», sans leadership prouvé et pouvant faire de lui l’homme de la situation. Ce néophyte en politique multiplie les tractations et les rencontres de «concertation» depuis plus de 6 semaines et il demande une prolongation de 4 semaines, alors que tout l’appareil administratif et économique est au ralenti, et en attente du nouveau gouvernement.
Le chaos en place rappelle celui de 2012-2013, quand Ennahdha a remporté les élections législatives et pris les rênes du pouvoir, en plaçant aux principaux postes du pouvoir des néophytes en politique, profanes en gouvernance de l’État et des incompétents en matière de conception et d’implantation des politiques publiques.
Pour Dalaï-lama, «les seules vraies erreurs sont celles qu’on commet à répétition». Ce bouddhiste tibétain professait ainsi une sagesse quasi-divine, très utile dans le contexte politique de la Tunisie d’aujourd’hui! Et pour cause, dans un contexte économique inquiétant sur tous les fronts, dans un paysage politique parcellisé et une ambiance de gouvernance chaotique, le parti islamiste modéré Ennahdha a quasiment tous les pouvoirs entre les mains: son leader le Cheikh Ghannouchi (78 ans) trône au somment du pouvoir législatif et Habib Jemli, un ex-secrétaire d’État ayant servi sous un précédent gouvernement dirigé par Ennahdha (2013) est nommé à la tête du pouvoir exécutif, avec plein pouvoir sur les choix économiques.
Risques économiques
Investisseurs, chômeurs et payeurs de taxes s’attendaient à mieux! Certains ont des décisions à prendre, d’autres espéraient trouver un emploi…et bien d’autres voulaient qu’on leur dise exactement ce qui se trame derrière de portes closes pour concocter un gouvernement qui a toutes les chances d’être éphémère, incohérents et incompétents… à en croire les chroniqueurs et analystes nationaux.
Alors que la dette pèse de tout son poids, les élus politiques se livrent aux pires manœuvres et ne pensent qu’à leur portefeuille privé. Ils ne se rendent pas compte de l’urgence des réformes structurelles que la Tunisie attendait depuis 2012. Ils ne montrent aucune compassion envers ceux et celles, au chômage et en détresse, qui attendent des solutions économiques et financières pour faire face aux contingences d’un quotidien de plus en plus difficile et sans perspective.
Chaque jour de blocage au parlement et chaque jour qui passe dans la tergiversation pour constituer un gouvernement fait saigner l’économie, éroder encore plus la confiance…et alimente la rancœur et le dégoût chez le commun des mortels en Tunisie, berceau du printemps arabe.
Les encours de la dette pour 2019-2020 avoisinent les 12 milliards de dinars (intérêt et principal), soit quasiment 24 millions de dinars par jour. L’actuel chaos politique empêche le gouvernement de réformer, de négocier avec le FMI et augmente les risques d’une décote additionnelle par les agences de notation (Fitch, Moody’s, Standard & Poor’s, etc.).
Dans la même veine, les investisseurs internationaux ne peuvent que détourner leurs capitaux vers des économies bien gouvernées et des sociétés pacifiées et dotées d’incitatifs attractifs: Maroc, Sénégal, Éthiopie, etc.
Rappelons que depuis que le parti Ennahdha a pris le pouvoir en 2012, la part de l’investissement dans le PIB est passée de 26% en 2013 à 19% en 2019. Ce même parti a promis de les porter à 31% du PIB et a, dans son programme de 365 mesures (2011), un taux de croissance de 7 % par an. Aucune de ces promesses économiques n’a vu le jour! Des mirages, du bluff… et de la mal-gouvernance au grand jour! La gouvernance économique du Parti Ennahdha a ruiné l’économie tunisienne, et les données du FMI le confirment, sans détour!
Face au climat de «mal-gouvernance» à l’ARP et considérant, le déficit d’exemplarité d’un grand nombre d’élus, le citoyen lambda peut aussi se permettre des écueils et des largesses. Se permettant ainsi un peu plus de comportements illicites : blanchiment, contrebande, corruption, marché noir, violence verbale,… pour ne citer que ceux-là.
La Tunisie mérite mieux, et elle doit être plus sévère à l’égard de ses élites politiques, partis et autres groupes de pression versés dans la violence, l’inefficacité et la délinquance. Le pays regorge de compétences honnêtes et de talents mondialement reconnus, et le défi consiste à en découdre avec les élites politiciennes incompétentes qui mettent le pays à plat, en semant le chaos, en démobilisant l’investissement et en gérant en méconnaissance totale des principes d’une gouvernance axée sur les résultats.
* Universitaires au Canada.
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