Patron de l’armée, homme fort du régime, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah a tiré sa révérence après s’être épuisé pendant dix mois à tenir à bout de bras une Algérie qui risquait à tout moment de basculer dans l’aventure. Sauveur des institutions ou sauveur du système ? L’histoire seule le dira.
Par Hassen Zenati
Il y a des destins qui s’écrivent en catimini et qui s’accomplissent, à pas feutrés, en silence. Celui de Ahmed Gaïd Salah est de ceux là. Personne ne l’attendait là ou il a émergé, s’approchant à pas assurés et fermes des sommets. Personne n’aurait parié un fifrelin sur lui. Non, qu’il était effacé, sorte de «petit chose» des casernes, mais, il avait choisi d’affronter l’adversité en traçant sa voie sans bruit et sans se retourner.
Peu porté sur les discours colorés, rouge vif ou rose bonbon, vert bouteille ou blanc neige, qui se sont succédé en Algérie au gré des hommes et des circonstances, depuis que jeune adolescent, il a rejoint le maquis, en 1957, à 17 ans, il s’est construit sous le feu de la mitraille ennemie autour de trois certitudes qui l’accompagneront jusqu’à dans sa tombe du Carré des Martyrs d’El Alia, à la sortie d’Alger: l’Algérie d’abord, l’Etat ensuite, l’Armée enfin.
Un homme du maquis
À près de 80 ans – natif de Aïn Yagout dans le pays Chaoui, le 13 janvier 1940, il aurait dû les fêter dans moins d’un mois – il était l’un des derniers vétérans du maquis, le dernier moudjahid en activité.
Ahmed Gaïd Salah fera en effet toute sa carrière sous les deux uniformes de l’Armée de libération nationale (ALN), puis de l’Armée nationale populaire (ANP), sans cesser toute sa vie de répéter que l’ANP restera à jamais l’héritière de l’ALN, porteuse, comme elle, d’un projet de société, garante des idéaux «novembristes», inscrits dans la proclamation du 1er novembre 1954, qui avait donné le signal le l’entrée en guerre contre la colonisation française en Algérie. «Pouvez-vous imaginer un instant que j’aie pu oublier mes compagnons tombés au combat (chouhadas), que j’ai eu à enterrer de mes propres mains», s’est-il récemment exclamé devant de jeunes recrues, la voix étranglée par l’émotion.
Revenu du maquis sans aucune formation académique, il entreprendra d’acquérir un bagage professionnel, en commençant par une formation de mise à niveau au sein de l’ANP naissante, avant de rejoindre l’Académie militaire soviétique d’artillerie de Vystrel, d’où il sortira officier. Il participera à ce titre, côté égyptien, aux deux guerres contre Israël de 1967 et 1973. Rigoureux, proche de ses hommes, exigeant et pointilleux sur la discipline, il se hissera à son rythme dans la hiérarchie militaire, occupant diverses fonctions de commandement, notamment aux frontières ouest et sud, alors en proie à des convulsions dans les pays voisins.
Un des piliers du régime sous Bouteflika
En 1994, en pleine «décennie noire» de lutte contre l’islam politique, il est promu généra-major et nommé commandant des forces terrestres, colonne vertébrale de l’ANP, et principal corps de bataille contre les groupes armés. En 2003, il manque de peu d’être envoyé à la retraite par son chef hiérarchique, le général Mohammed Lamari, mais l’intervention du président Abdelaziz Bouteflika, qui supportait mal l’ombre envahissante de ce dernier, le sauve de justesse. Maintenu à son poste, il le remplacera bientôt, en 2004, à la tête de l’état-major, devenant ainsi un des piliers du régime, gardien des institutions, selon la loi fondamentale du pays. En 2013, alors que le chef de l’état malade, commençait à donner des signes d’essoufflement, nouvelle promotion. Il met un pied dans l’étrier politique en entrant au gouvernement avec le titre de vice-ministre de la Défense, dont le titulaire en Algérie est le président de la République, qui est en même temps commandant en chef des armées.
De solides liens se tissent entre les deux hommes, au-delà de la méfiance instinctive que Abdelaziz Bouteflika, lui même ancien commandant de l’ALN, nourrissait à l’égard de l’armée, dont le poids lui semblait encombrant au vu de ses propres prérogatives : «Lorsque j’étais officier, les généraux d’aujourd’hui étaient en culottes courtes. Je ne serai pas un trois quart de président», disait-il souvent à ses interlocuteurs étrangers.
Légaliste jusqu’au bout, il ne franchira jamais les lignes rouges
La tutelle de Bouteflika sur la Défense devenant de moins en moins contraignante, en raison de son état de santé en dégradation continue, Gaïd Salah devient de fait le «patron» de la Défense. Mais, légaliste jusqu’au bout, il ne franchira jamais les lignes rouges qui pouvaient faire de lui un «putschiste». Il sait ce qu’il en avait coûté in fine à ses prédécesseurs que l’on appelait les «janviéristes», tombeurs du président Chadli Bendjédid. Il n’était pas près de rééditer leur expérience.
Cependant, lorsque, fin janvier 2019, le chef de l’Etat, manifestement impotent, se déplaçant sur une chaise roulante, incapable d’articuler, et dont l’attention ne pouvait plus être sollicitée plus de quelques poignées de minutes par jour, est poussé par un cercle d’intimes orchestré par son frère et conseiller, Saïd Bouteflika, à solliciter un cinquième mandat présidentiel, le devoir d’Etat l’emporte chez Gaïd Salah sur le devoir d’amitié et de fidélité. Il fait discrètement pression pour que la «issaba» – c’est ainsi qu’il appellera désormais l’entourage présidentiel – se reprenne.
Un accompagnateur attentif du «hirak» populaire
Bientôt la rue entre en ébullition. Elle est occupée deux jours par semaine, les mardi et vendredi, par un «hirak», qui trouvera auprès de lui un accompagnateur attentif, mais aussi un censeur intransigeant pour les intrus qui, au delà de l’annulation de la candidature de Bouteflika, poussaient vers l’ouverture d’une période de transition porteuse de périls, selon l’état-major, qui ne cesse d’évaluer les fragilités de l’Algérie. Parmi celles-ci, plusieurs milliers de kilomètres de frontière à l’est, au sud, et à l’ouest, dont certaines sont embrasées et d’autres bien chaudes.
À ces menaces exogènes, s’ajoutent d’autres endogènes, autour de l’identité du pays et ses constantes nationales (arabité, islam, amazighité), régulièrement interrogées à l’occasion de crises politiques ouvertes ou feutrées. Gaid Salah s’adosse alors à la constitution pour «conduire l’Algérie à bon port», selon son expression favorite. Il ne lâchera pas prise malgré la pression de la rue et les quolibets qui l’accablent en même temps que ses pairs généraux voués toutes les semaines, dix mois durant, «à la poubelle» par un «hirak» plus intransigeant que jamais. Il multiplie les visites d’inspection dans les régions militaires. Occasions pour étaler ses forces, d’une part en pesant psychologiquement sur la rue, mais aussi pour superviser des exercices à balles réelles au milieu du désert. Sous son autorité, l’armée algérienne s’est professionnalisée et acquis des compétences qui lui sont reconnus par les experts internationaux.
Le chef d’état-major a profité de sa proximité avec le président Bouteflika et de la manne pétrolière du début du siècle pour moderniser et élever le niveau de son équipement, essentiellement auprès de la Russie. Elle est nettement mieux entraînée. Selon Gobal Fire Power 2019, elle est classée au 27e rang dans le monde, première au Maghreb, 2e en Afrique, après celle de l’Egypte, avec une marine, des forces blindées, des forces aériennes et de défense arienne solidement implantées et bien équipées.
Opération «mains propres» et ouverture des dossiers de corruption
Jouant à fond la carte constitutionnelle, Gaid Salah ne déviera pas de la feuille de route tracée par l’état-major, avec pour strictes consignes : pas de confrontation directe entre forces e l’ordre et manifestants, et un pari audacieux : aucune goutte de sang ne doit être versée. Il tiendra ses deux engagements. Les interpellations se limiteront à quelques centaines de personnes et les condamnations à quelques dizaines. Les premiers condamnés viennent d’être libérés après avoir purgé leur peine. En même temps qu’un dialogue politique proposé aux forces d’opposition pour l’organisation d’un scrutin présidentiel sous la supervision, pour la première fois, d’une Autorité indépendante des élections, avec la mise à l’écart notamment du ministère de l’Intérieur, soupçonné à chaque scrutin de fraude, il déclenche une opération «mains propres», qui se traduira par l’ouverture de lourds dossiers de corruption, impliquant deux Premiers ministres de l’ère Bouteflika, plusieurs ministres et une pelletée d’hommes d’affaires présumés véreux. Leurs procès se poursuivent devant une justice qui a reçu pour consigne d’«aller jusqu’au bout». Le frère du président déchu, Saïd Bouteflika, et son clan, la «issaba», notamment l’ancien chef des renseignements le général Médiène, dit Toufik, dit aussi Rab Edzaïr (Dieu de l’Algérie), ont pour leur part subi les rigueurs du tribunal militaire de Blida, pour avoir trempé dans un complot contre la sûreté de l’Etat, selon l’accusation. Ils ont écopé de quinze à vingt ans de réclusion.
Gaid Salah aura eu à peine le temps de savourer ses victoires. Quatre jours après l’installation d’un nouveau président élu, Abdelmadjid Tebboune, avec un score faible, sans doute, mais «raisonnable» vu les circonstances, disent les analystes algériens, à l’issue d’une campagne électorale hachée, laborieuse, marquée par une chasse implacable des candidats menée des activistes les plus échevelés du «hirak», il est terrassé par une crise cardiaque, qui plonge tout le pays dans la stupeur.
Certes l’Algérie est entre les mains d’un président légitime, dont le premier acte a été de tendre la main au «hirak» pour un dialogue sans préalables en vue de fonder une «Algérie nouvelle», selon son leitmotiv. L’armée a été confiée à un proche compagnon du défunt, le général Saïd Chengriha, chef des forces terrestres, l’un des premiers bacheliers de l’indépendance qui a choisi la carrière militaire et a connu au sein de l’ANP une ascension que ses pairs qualifient volontiers de «méritée», à l’ombre de son mentor. Le nouveau tandem permettra-t-il de stabiliser les choses et de remettre sur rails la lourde locomotive algérienne ?
Quant à Gaïd Salah, l’histoire retiendra sans doute qu’il a su maîtriser les événements, faisant preuve d’un sang froid remarquable face à l’adversité. Il aura mérité à ce titre la plus haute distinction politique du pays, réservée en théorie aux civils, dont l’a gratifié le président Tebboune à titre «exceptionnel», a-t-il précisé. Mais si pour la majorité de ses concitoyens, qui lui ont multiplié les signes de reconnaissance depuis sa disparition, il aura sauvé l’Etat et ses institutions du naufrage, d’autres, qui appellent encore à manifester, estiment qu’il n’a fait que sauver un «système», dont il était un des rouages principaux, et qu’ils appellent à démanteler.
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