Contrairement à ce qu’affirme la plupart des politiques, l’agriculture en Tunisie n’est nullement considérée comme une priorité nationale. Il est temps qu’elle le devienne pour de bon. Pour cela, il faut dresser une stratégie sérieuse et cohérente, à moyen et long terme, afin d’assurer notre sécurité alimentaire et se rapprocher le plus possible de notre autosuffisance en produits stratégiques de première nécessité.
Par Pr. Ridha Bergaoui *
Chaque année, le 12 mai, la Tunisie célèbre la fête de l’évacuation agricole. C’est en effet ce jour-là de l’année 1964 que les terres, jusque-là détenues par les colons, ont été nationalisées et remises aux autorités tunisiennes. Cette date représente la dernière étape du processus de l’indépendance nationale tunisienne. Cette fête de l’évacuation agricole est une occasion pour réfléchir à la situation actuelle et à l’avenir de ces fermes confiées à l’Office des terres domaniales (OTD) et de la situation de l’agriculture tunisienne d’une façon générale.
Malgré le développement d’autres secteurs économiques (industrie, tourisme, services…), l’agriculture continue à occuper une place socio-économique importante. Le secteur agricole représente 13% du PIB et 10% de nos exportations (huile d’olive, dattes, produits de la pêche…).
L’agriculture occupe 16% de la population active dont 516.000 exploitants agricoles. Les investissements dans le domaine agricole représentent, en 2018, environ 9% des investissements globaux du pays dont 53% proviennent du secteur privé (indicateurs clés de l’agriculture tunisienne, Onagri, 2020).
Cependant, et malgré les progrès importants réalisés depuis l’indépendance et sa contribution à notre autosuffisance alimentaire et aux rentrées de devises, l’agriculture tunisienne rencontre de nombreux problèmes surtout ces dernières années.
Absence totale de vision et de stratégie
Depuis 2011, la Tunisie a connu deux présidents du gouvernement qui étaient des agronomes et qui connaissaient très bien la situation et les difficultés de l’agriculture. Depuis également 2011, au moins 6 ministres se sont succédé à la tête du département de l’Agriculture dont 4 agronomes de formation.
Malgré cet important atout, les problèmes n’ont pas été résolus et ont même empiré. Chaque année l’agriculteur se retrouve confronté aux mêmes difficultés. Aucun problème n’est définitivement résolu. Après légère accalmie, les difficultés remontent de nouveau à la surface et reviennent à l’actualité. On peut citer à titre d’exemple le problème de l’eau, soit potable (avec des coupures fréquentes dans de nombreuses régions en été), soit celle d’irrigation (et les arrêts d’approvisionnement des agriculteurs de périmètres irrigués).
Il y a également le problème épineux devenu classique de disponibilité et de distribution des aliments de sauvegarde destinés au cheptel en période de sécheresse comme le son et l’orge.
Enfin les problèmes soit de déficit de la production des produits agricoles en année sèche et les difficultés de couverture des besoins de consommation soit ceux de la surproduction et d’écoulement sur le marché local ou l’exportation. La gestion du secteur est faite au jour le jour. Il n’y a ni stratégie ni vision à moyen et long terme ni volonté politique pour sérieusement développer le secteur.
L’Etat, un géant aux pieds d’argile
L’Etat dispose de plus de 500.000 ha, des terres situées dans les meilleures régions du pays et les plus fertiles. Ces terres jadis exploitées par les colons étaient de véritables jardins. Ces fermes étaient jadis très florissantes. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à voir les châteaux luxueux où logeaient les colons et qui sont tombés en ruines, faute d’entretien, juste après la nationalisation des terres.
Confiées à l’Office des terres domaniales (OTD), ces fermes sont de nos jours sous et mal exploitées, et les rendements sont loin de ceux obtenus par les privés dans les mêmes conditions édaphiques. Elles sont gérées de la façon la plus bureaucratique selon le principe de l’administration tunisienne : «Pourquoi faire simple alors qu’on peut faire beaucoup plus compliqué ?».
La main d’œuvre consiste non plus en des ouvriers agricoles qui travaillent dans les champs avec les contraintes liés au climat et aux spécificités de l’activité agricole mais des fonctionnaires fortement syndicalisés respectueux de la législation et des avantages acquis.
Au lieu de renflouer les caisses de l’Etat et participer à la couverture des dépenses du budget, ces exploitations sont de nos jours un véritable fardeau pour le pays. L’Etat n’a plus les moyens de les financer ni de renouveler et entretenir bâtiments et matériel. De nombreuses terres sont complètement délaissées en jachère et représentent des parcours et des terrains de pâturage pour le cheptel du privé. Certaines parcelles sont complètement ignorées par les gérants.
Le ministère des Domaines de l’Etat ne cesse de récupérer des parcelles exploitées illégalement par des tiers. Des milliers d’hectares ont été jusqu’ici récupérés à travers tout le pays. Certaines parcelles ont été même divisées en lots, construits et transformées en citées anarchiques. Des terres ont été louées à des techniciens (lots techniciens) et des Sociétés de mise en valeur (SMVDA) dont l’impact semble marginal.
Des forages et des puits sauvages sont effectués constamment dans des zones interdites affectant ainsi le niveau des nappes et la qualité de l’eau. Dernièrement, des individus profitant du confinement et du couvre-feu, ont abattu, de jour et à la tronçonneuse, dans la région de Aïn Draham, et au vu et su de tout le monde, 400 arbres plus que centenaires de chêne Zeen, espèce rare, pour en faire probablement du charbon. Les agressions des forêts domaniales, le braconnage et la chasse illicite sont des pratiques courantes qui se font dans l’impunité presque totale.
Certains de nos concitoyens s’attaquent à l’infrastructure hydraulique et se permettent de se raccorder illégalement au réseau de la Sonede. La semaine dernière, un technicien s’étant aperçu du vol s’est fait abattre sauvagement par un coup de pioche. Le vol du cheptel des agriculteurs est également une pratique courante.
Le laxisme, le laisser-aller de l’administration, les complications administratives, l’absence de sanctions répressives n’ont cessé d’encourager les malfaiteurs à commettre leurs délits et d’outrepasser la réglementation sans se gêner ou se soucier de la réaction des autorités.
L’Etat ne jouît plus de son prestige d’antan et ses agents ne font plus peur à qui que se soit surtout qu’on peut les acheter facilement et la corruption, dans certains milieux, bât son plein.
Une gestion calamiteuse de la surproduction
Malgré le fait que la Tunisie souffre d’un déficit hydrique, des productions record dans de nombreuses cultures ont été enregistrées ces dernières années. À chaque fois c’est le même scénario. Les producteurs sont mécontents et furieux. Ils se plaignent des prix de vente trop bas face à des coûts de production élevés (avec les prix galopant des intrants importés surtout après la chute du dinar face aux devises étrangères). Le consommateur se plaint lui également du fait qu’il retrouve et achète ces mêmes produits à des prix exorbitants ce qui ébranle sans cesse son pouvoir d’achat. Des filières entières, qui ont pris des dizaines d’années pour se mettre en place, ont été touchées et ont été défaites. C’est les cas des olives et de l’huile, des céréales, du lait, des œufs et de la viande blanche.
Ces derniers jours, suite à la pandémie Covid-19 et avec la fermeture des marchés, des restaurants et des hôtels ainsi que les difficultés logistiques à l’export, la pomme de terre, l’ail et les fruits d’été connaissent des productions importantes. Ces récoltes exceptionnelles seront certainement également mal gérées aux dépens de l’agriculteur et du consommateur.
L’Etat ne cesse d’accuser les intermédiaires qui s’accaparent les produits, les stockent, dans les chambres froides pour les remettre sur le marché, durant les périodes de forte consommation, à leur guise, en faisant d’énormes bénéfices. Les services de contrôle du ministère du Commerce annoncent fréquemment des descentes des équipes, la saisie d’importantes quantités de produits et la fermeture de ces dépôts. Toutefois, l’Etat est incapable d’arrêter ce fléau et d’éradiquer ces pratiques illégales.
En année sèche et à chaque retard des pluies automnales, l’Etat met à la disposition des éleveurs des aliments de sauvegarde comme le son et l’orge importée. Ces produits font chaque fois l’objet de tractations douteuses, de malversations diverses et l’apparition de la corruption et du marché noir. Cela dure des années et le problème demeure posé et toujours d’actualité.
Un agriculteur ignoré et abandonné à lui-même
Mal ou insuffisamment organisé en structures professionnelles (coopératives, associations, sociétés de services…), l’agriculteur ne fait pas le poids face aux commerçants et lobbies des semences, pesticides, engrais, matériel agricole… Il ne fait pas également le poids face aux spéculateurs, intermédiaires et autres parasites qui s’accaparent ses récoltes, fruits de ses labeurs et de ses sacrifices. Coincé entre des commerçants et des spéculateurs féroces et sans âme, l’agriculteur se trouve face au mur, pourtant obligé de continuer pour survivre dans l’espoir de jours meilleurs.
Les syndicats agricoles n’arrivent pas à faire entendre leur voix. Des catastrophes naturelles (inondations, incendies, grêle, sécheresse…) viennent régulièrement anéantir les récoltes et les efforts ardus des agriculteurs. Aussi bien lors des bonnes récoltes que les mauvaises, l’agriculteur est le parent pauvre et subit les conséquences des prix trop bas lors de la surproduction.
Lors des années de sécheresse et les mauvaises récoltes, afin de baisser les prix, le ministère du Commerce importe les produits agricoles et casse les prix et c’est encore l’agriculteur qui en souffre.
L’accès au crédit permettant à l’agriculteur de s’équiper ou d’investir dans de nouvelles activités lui est généralement impossible en raison entre autre de l’absence de titre foncier exigé par les banquiers pour des problèmes de succession et de partage des héritages.
Les ouvrières agricoles, ne cessent de payer de leur vie, parfois par dizaines, sur les routes lors de leur transport. Ces ouvrières, qui généralement ne disposent d’aucune couverture sociale, travaillent très dur de longues heures dans des conditions climatiques très rudes. Elles sont relativement mal payées (vu le coût de la vie et l’inflation) par les agriculteurs dans une tentative de compression des coûts de revient des produits agricoles.
L’Etat se dégage de toutes ses responsabilités face à l’agriculteur, même la vulgarisation agricole, censée l’orienter, le conseiller et l’aider à surmonter ses problèmes a été délaissée par l’Etat. Des instituts et des écoles de formation de techniciens (licence) et ingénieurs forment chaque année plus de 1000 diplômés dont la plupart reste des années sans emploi. Les filles, de plus en plus nombreuses à l’université, souffrent du chômage deux fois plus que les garçons et sont obligées soit de rester à la maison, après de nombreuses années d’études, soit d’accepter des emplois temporaires mal payés.
L’agriculture notre planche de salut
La Tunisie est un pays agricole par excellence. Les derniers événements liés à la pandémie du Covid-19 nous ont bien montré que la santé, la sécurité et l’agriculture sont les secteurs les plus sensibles. Le tourisme est un secteur très fragile, à la merci de toute secousse politique ou sanitaire. La compétitivité du secteur industriel reste très limitée face à une concurrence rude de la Chine et des géants européens. La Covid-19 nous a également appris qu’il est primordial de s’assurer un minimum d’autosuffisance en produits agricoles, les marchés internationaux étant volatils et peu fiables surtout en période de crise.
L’agriculture n’est malheureusement nullement considérée réellement comme une priorité nationale, contrairement à ce que l’affirme la plupart des politiques. Il faut dresser une stratégie sérieuse et cohérente, à moyen et long terme, afin d’assurer notre sécurité alimentaire et se rapprocher le plus possible de notre autosuffisance en produits stratégiques de première nécessité. Cette stratégie doit tenir compte de tous les facteurs dont le déficit hydrique et les changements climatiques. Il ne fait plus aucun doute que le réchauffement climatique aura des conséquences désastreuses sur notre agriculture et notre pays d’une façon générale si on tarde à réagir.
Nous devons restructurer les filières de production, qui fonctionnaient très bien jusqu’en 2011, qui ont connu ces dernières années une désorganisation presque totale. Ces filières doivent s’adapter à nos conditions locales pour éviter de dépendre entièrement de l’importation comme c’est le cas des filières avicoles par exemple.
Il faut placer l’agriculteur au centre de notre système et politique de développement. Le soutenir matériellement, financièrement, l’encadrer techniquement et l’aider à s’organiser professionnellement pour lui faciliter l’approvisionnement régulier en intrants et la commercialisation de sa production et le mettre à l’abri des commerçants, des profiteurs et des spéculateurs. L’instauration de contrats de production entre les agriculteurs et les industriels de l’agro-alimentaire, des centrales d’achat, des exportateurs doit être encouragée pour éviter la surproduction et la chute des prix.
Les terres domaniales représentent pour l’Etat un véritable boulet dont il faut se débarrasser le plus rapidement possible. L’expérience vécue de la gestion de ces terres par l’OTD, les coopératives, les SMVDA ou les lots techniciens doit être évaluée objectivement et les solutions proposées. Des décisions doivent être prises, pour se fixer définitivement quant à l’avenir de cet important capital foncier, en tenant compte de tous les facteurs économiques et sociaux, concilier régulation du marché, productivité et rentabilité, création d’emplois, modernisation de l’agriculture…
Des potentialités à l’export existent : les produits biologiques ainsi que nos produits phares (huile d’olive, dattes, primeurs…). Ces productions doivent bénéficier d’une attention particulière pour leur apport en devises.
Enfin, un grand débat au niveau national doit être planifié et organisé afin de réhabiliter et moderniser notre agriculture et procéder aux réformes et restructurations nécessaires. Ailleurs, l’agriculture connait un renouveau semblable à celui que connait l’industrie.
Désormais on parle d’agriculture 4.0 par analogie à l’industrie 4.0. L’exploitation agricole moderne est considérée comme une usine à ciel ouvert où les robots, des engins télécommandés à distance, des outils intelligents… prennent place dans les champs et les bâtiments d’élevage pour exécuter rapidement les travaux les plus divers et les plus complexes avec l’efficacité et la précision des professionnels les plus chevronnés. C’est l’agriculture de demain, une agriculture de précision. La Tunisie a intérêt à s’y mettre et s’accrocher à ce train du progrès faute de quoi nous serons un jour incapables de trouver suffisamment à manger.
* Ancien professeur à l’Institut national agronomique de Tunisie, à la retraite.
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