En transformant Hagia Sophia en mosquée et en récoltant des manifestations internationales d’hostilité, Erdogan pratique une politique cynique qui, par ricochet, donne de justes arguments aux colons juifs israéliens désireux de détruire les mosquées Al-Aqsa et Essakhra, de Jérusalem, pour le faire.
Par Mounir Hanablia *
En 1453 les armées de Mohamed El Fatih conquéraient Byzance surnommée Constantinople, la capitale de l’empire byzantin, et l’Eglise Hagia Sophia, ainsi que la prénommaient les Grecs, ou Aya Sophia, selon l’appellation turque, était convertie en mosquée. Mais croire qu’il s’agissait là du terme inéluctable d’un conflit séculaire débuté avec l’irruption du jihad sur la scène mondiale et poursuivi avec les croisades, serait inexact.
La conquête de Jérusalem par les armées du calife Omar en 640 environ n’avait pas entraîné de conversions des lieux du culte chrétien; pas plus que ne l’avait fait celle par le sultan Salaheddine en 1187 (Saladin), de la dynastie Ayyoubide, malgré le massacre qui avait suivi la conquête de la ville par les armées croisées en 1099. Ce ne serait pas là la dernière manifestation de la barbarie latine. Et en 1204 déjà, Constantinople, que les Turcs nommeraient Istanbul, avait été mise à sac par les armées croisées des puissances latines, à l’instigation de la République de Venise, qui poursuivait des objectifs commerciaux, et avec la bénédiction du pape de Rome; ce serait le début d’une entreprise de colonisation franque dans les régions de Grèce qu’on nommerait Morée, jusqu’au rétablissement quelques décennies plus tard d’un basileus grec sur le trône de la ville rebaptisée du nom de Constantin, l’empereur dont la conversion avait ouvert l’empire romain à la foi chrétienne.
De conquêtes en contre-conquêtes
En réalité, la conquête de Constantinople consacrait le recul politique et militaire définitif de la puissance grecque byzantine des Balkans, du Moyen-Orient, et de la mer Noire, épuisée par des guerres incessantes contre les Goths, les Huns, les Bulgares, les Perses, les Arabes, les Khazars, les Rus, les Normands, et les derniers en date, les Oghuz ou Turcs ottomans.
Mohamed El Fatih, pour des raisons politiques évidentes légitimant son action, n’avait pas manqué d’agir comme les souverains espagnols l’avaient fait à Toledo, Sevilla et Cordoba, en consacrant les lieux du culte des vaincus à sa propre foi.
En ces temps là, cette manière d’agir symbolisait simplement la conquête définitive; elle participait de la démoralisation des peuples vaincus, et préparait leur absorption dans le nouvel ordre voulu par les vainqueurs.
Les historiens chrétiens issus de l’Eglise ont tenté de légitimer cela au nom d’un droit d’antériorité, mais ce droit ne saurait être que relatif, du moment que Hagia Sophia avait été construite avec les colonnes du temple de Baal, de Baâlbek, et que celles de la mosquée de Cordoba avaient été prélevées sur une église construite sur un temple païen wisigoth. En fin de compte, le monothéisme, qu’il fut chrétien ou musulman, avait été bâti d’une manière apparente sur les ruines du paganisme, et clandestinement sur certaines de ses conceptions philosophiques et théologiques.
Quant au monothéisme juif, il avait été imposé aux populations cananéennes par la dynastie hasmonéenne, de foi mosaïque, en guerre contre les Séleucides gréco-macédoniens qui avaient occupé le Moyen-Orient.
En général, les Grecs puis les Romains quoique païens faisaient preuve de tolérance à l’égard des vaincus en intégrant leurs divinités dans le panthéon des vainqueurs. La guerre de Judée et le sac de Jérusalem en seraient la notable exception. Et cette tolérance disparaîtrait avec la conversion de l’empire romain à la foi chrétienne.
Désormais, les guerres entre Romains et Perses se feraient sous les bannières de la croix et du croissant de Zoroastre, qui deviendrait plus tard celui du prophète. Et en fin de compte si Hagia Sophia est bien restée une mosquée pendant 5 siècles, la politique ottomane de reconnaissance des communautés se solderait au XIXe siècle par le soulèvement des nationalités, qui en venant à bout de l’empire ottoman, aboutirait à la naissance de la Turquie moderne. Son fondateur, Mustapha Kemal Atatürk, marquerait la rupture de la nouvelle république avec le califat, en s’attaquant à l’un de ses symboles les plus significatifs.
C’est ainsi qu’en transformant l’ancienne mosquée-église en musée, avant de réformer l’alphabet, il n’aurait de prétention que de renvoyer ce qu’il considérait comme la foi des Arabes, ceux qui avaient trahi pendant la guerre en se rangeant du côté des Anglais contre les Turcs , au rang d’objet de musée, tout en renouant avec un passé antéislamique qu’il prétendait assumer, malgré bien souvent son caractère grec issu de l’ennemi héréditaire. C’est d’autant plus significatif qu’en 1922 les armées grecques, qui s’étaient enfoncées en Anatolie jusqu’à la rivière Sakariya, avaient menacé l’existence même de la nouvelle république, avant d’être battues et chassées.
La stratégie national-islamiste d’Erdogan
Le tort d’Atatürk fut peut-être d’avoir sous-estimé le caractère musulman du nationalisme turc. Mais après sa mort aucun de ses successeurs ne remit en cause sa décision concernant Hagia Sophia, et il a fallu pour cela l’arrivée d’Erdogan au pouvoir.
Erdogan, contrairement à ce qu’on pense, est un chauviniste nationaliste turc, mais qui prétend rétablir la grandeur de la Turquie tout en consolidant sa propre légitimité, par le recours à l’islam, contre la constitution laïque de la Turquie. Son discours lui a permis de bénéficier de l’appui de certains mouvements islamistes et de l’apport de mercenaires arabes envoyés par ses alliés avec lesquels il a pu mener des guerres par substitution en Syrie, en Irak, en Libye pour empêcher l’émergence d’un Etat kurde, créer un problème des réfugiés en Europe, et s’assurer la mainmise sur une part non négligeable des ressources énergétiques en Méditerranée orientale.
Erdogan a certes l’appui de l’administration Trump dans son entreprise de gendarme du monde musulman, parce qu’elle a aussi besoin de lui dans la guerre qu’elle mène contre l’Iran. Mais les élections présidentielles américaines prévues pour novembre ne s’annoncent pas sous des auspices favorables pour le bouillant président américain. Et ce n’est pas par hasard que son homologue turc a choisi ce moment en particulier pour essayer d’enflammer le populisme turc par un geste significatif.
La France, la Grèce, Israël, Chypre, et l’Egypte sont en train de s’opposer d’une manière ou d’une autre aux ambitions d’Erdogan. Ses interventions en Syrie et en Libye sont coûteuses en argent et en vies humaines et beaucoup de Turcs, y compris parmi les musulmans pratiquants, ne comprennent à juste titre pas l’intérêt de leur pays à aller semer la destruction et la mort chez les autres peuples musulmans, en particulier quand le prix à payer en est la remise en cause de la liberté religieuse, la dictature, et la crise économique.
En transformant Hagia Sophia en mosquée et en récoltant des manifestations internationales d’hostilité, Erdogan pratique une politique aussi cynique que ne l’a été celle des nationalistes hindous qui dans les années 90 avaient détruit la mosquée d’Ayodhya pour y établir un temple; cela leur avait valu un raz de marée électoral. Et il donne de justes arguments aux colons juifs désireux de détruire les mosquées Al-Aqsa et Essakhra, de Jérusalem, pour le faire. C’est ce que ses mercenaires islamistes disséminés dans le monde arabe ne veulent pas comprendre.
Donnez votre avis