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La fourniture d’eau par la Sonede et le nécessaire arbitrage entre les utilisateurs

Le canal Medjerda transportant l’eau du nord-ouest vers le Cap Bon.

Le débat sur la distribution de l’eau ne se présente pas en termes simples. Il sera difficile et certainement houleux mais il sera nécessaire pour prévenir les conflits à venir. Les pouvoirs publics et les fournisseurs d’eau potable et d’irrigation auront la tâche délicate pour expliquer certains choix ainsi que l’inexistence de certaines mesures coercitives par exemple contre le gaspillage.

Par Zoubeida Bargaoui *

L’émission ‘‘Mouessem El Khir’’ passe sur la Radio Nationale tous les dimanches matin. C’est une émission qui fait découvrir aux auditeurs les richesses culturelles des terroirs de la Tunisie. Cette semaine son équipe s’est déplacée à Djebba (gouvernorat de Béja) pour couvrir la saison de collecte des figues. C’est un fruit du terroir qui a été récemment labellisé «Figue de Djebba», et qui est ainsi un fruit AOC (appellation d’origine contrôlée), un label du ministère de l’Agriculture. C’est donc une fierté de Djebba.

Comme dans chacun de ses numéros, l’émission donne la parole aux acteurs locaux pour promouvoir leurs produits et leur savoir-faire. En général, «tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes» car l’émission a plutôt pour vocation la promotion du tourisme local. Cependant, dimanche 9 août 2020, il y a eu dissonance. La parole a été donnée à une dame qui s’est plaint avec véhémence d’une coupure d’eau de la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede), coupure qui perdure depuis un mois. Cette citoyenne a dénoncé le fait qu’elle soit obligée d’aller chercher l’eau à 3 km de chez elle. Elle a dit qu’elle avait un cheptel et qu’elle ne pouvait pas le laisser mourir de soif. Pour information, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) admet qu’une personne a accès à l’eau potable lorsque son point d’alimentation est à moins de 1 km de sa maison et peut fournir régulièrement au moins 20 litres par habitant par jour.

Les figuiers aussi ont soif et «boivent» l’eau de la Sonede

La citoyenne a mentionné que la Sonede accuse certains abonnés de Djebba d’utiliser l’eau fournie pour l’irrigation et leur a coupé l’eau en conséquence. En réponse aux journalistes, la citoyenne a confirmé l’usage de l’eau fournie par la Sonede pour l’irrigation. Mais elle a trouvé ce prétexte de coupure incompréhensif. On peut comprendre qu’elle ne voit pas en quoi elle gênerait qui ce soit en utilisant l’eau de la Sonede à des fins d’irrigation, d’autant plus que les figuiers ont soif.

Le décret n°2017 du 19 janvier 2017 réglemente la distribution de l’eau potable par la Sonede. Rappelons que l’abonnement est un contrat souscrit entre la société publique et un abonné en vertu duquel celle-ci fournit l’eau potable à cet abonné, sous certaines conditions. Dans son article 9 le décret stipule que «la société (c’est à dire la Sonede) n’établit aucun contrat pour usage d’irrigation».

D’autre part, même si la Sonede peut établir des «contrats spécifiques au profit des groupements de développement dans le secteur de l’agriculture et de la pêche», «il est interdit à ces groupements d’utiliser l’eau fournie pour l’irrigation» (article 15). Dans l’article 39, il est stipulé qu’il est interdit d’utiliser l’eau à des fins autres que celles indiquées dans le contrat d’abonnement. Dans le chapitre des sanctions, la loi prévoit qu’un abonnement peut être suspendu ou la fourniture arrêtée lorsque l’abonné commet une infraction (article 44). L’arrêt de la fourniture peut être sans préavis dans le cas de l’infraction à certains articles comme celui 39 mentionné plus haut.

Je présume qu’il n’y a pas un seul abonné Sonede qui n’a pas signé de contrat. Cette citoyenne a-t-elle bien signé un contrat? Appartient-elle à un groupement de développement agricole (GDA) qui a signé un contrat à sa place ? Quel que soit le cas de figure, il semble que cette citoyenne était dans son tort en s’attaquant à la Sonede sur les ondes de la radio nationale.

C’est la Sonede qui est dans son devoir lorsqu’elle coupe l’eau à un abonné qui l’utilise pour l’irrigation. Il a été mentionné dans l’émission que la municipalité de Djebba a intenté un procès à la Sonede. Peut-on savoir pour quelle raison ?

En tout cas, les journalistes ont semble-t-il été sous pression, vu le nombre de personnes qui les ont interpellés concernant cette coupure d’eau, longue et sûrement éprouvante. Toutefois je pense qu’ils auraient dû s’informer sur les droits et devoirs de chaque partie avant l’émission et jouer un rôle de médiateurs. Ont-ils donné un droit de réponse à la Sonede, en lui communiquant le fait que ce problème sera évoqué lors de l’émission ?

La législation donne une priorité absolue à l’eau potable vis à vis de l’eau d’irrigation

Je ne prétends pas que cette citoyenne n’avait pas droit à l’antenne. Au contraire, ce cas n’est pas spécifique à Djebba. Il y a bien d’autres localités rurales où l’eau potable a été coupée à des abonnés qui sont accusés d’utiliser l’eau domestique pour l’usage agricole (et même pour l’abreuvage de cheptel sachant qu’une brebis peut nécessiter jusqu’à 10 litres par jour). Ils sont en contestation eux aussi et crient à l’injustice vu que la coupure d’eau handicape leurs revenus.

Il y a beaucoup d’émotion dès qu’on parle de coupure ou de non accès à l’eau. Mais notre législation (et c’est le cas partout dans le monde) donne une priorité absolue à l’eau potable vis à vis de l’eau d’irrigation. C’est pour cela que, personnellement, je soutiens les populations des zones du nord-ouest, le château d’eau de la Tunisie, qui n’ont pas l’eau courante à domicile alors que cette eau est transférée à plus de 300 km de sa source. Le problème est entièrement différent dans le cas d’espèce et je pense que cela méritait d’être souligné.

L’émission ci-haut citée, au départ si anodine puisqu’initialement axée sur la fête du label Figue de Djebba, aura contribué à montrer combien l’eau est une question sociétale complexe, pouvant surgir à n’importe quel moment dans le direct. Elle a montré l’importance de communiquer sur la nécessaire distinction entre eau potable et eau d’irrigation. Devant le gaspillage qu’ils imaginent en zone urbaine, les populations des localités rurales ressentent peut-être une injustice lorsqu’on les prive d’abreuver leurs bêtes ou d’irriguer au détriment de l’amélioration de leurs conditions économiques souvent précaires alors que l’eau est utilisée par d’autres pour laver des voitures et remplir des piscines.

Un débat complexe et houleux pouvant déboucher sur des conflits

D’autre part, les irrigants approvisionnés par des puits ou forages privés ou par le biais des infrastructures des périmètres publics irrigués mises à disposition par le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche n’ont pratiquement aucune limite d’usage en Tunisie, si ce n’est le tarissement de l’approvisionnement à cause d’une sécheresse ou de l’extinction des réserves. Tant de nappes ont été surexploitées et sont devenues inaccessibles en raison d’une exploitation quasi minière pour l’irrigation.

Oui, le débat ne se présente pas en termes simples. Il sera difficile et certainement houleux mais il sera nécessaire pour prévenir les conflits à venir. En cette époque de mondialisation, les pouvoirs publics et les fournisseurs d’eau potable et d’irrigation auront la tâche délicate pour expliquer certains choix y compris ceux a priori techniques ainsi que l’inexistence de certaines mesures coercitives par exemple contre le gaspillage.

Récemment à Mornaguia, les habitants ont dénoncé la rupture par la Sonede du contrat moral qui les liait. Ils ont considéré comme du mépris le changement de qualité des eaux fournies opéré par la société à leur insu et se sont donc insurgés. Les techniciens auront grandement besoin de l’appui des sociologues pour améliorer leurs réponses aux attentes fondées ou non fondées des populations concernant l’eau.

* Professeur à l’Ecole nationale d’ingénieurs de Tunis (ENIT).

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