En donnant au PDL un score dissuasif pour les Frères musulmans d’Ennahdha, le dernier sondage de Sigma Conseil peut avoir l’effet d’un coup de bluff qui dissuaderait ces derniers de voter contre le gouvernement Mechichi en cours de composition, au risque de provoquer ainsi la dissolution de l’Assemblée et la convocation d’élections législatives anticipées dont l’issue n’est garantie pour aucune partie.
Par Mounir Chébil *
Le dernier sondage de Sigma Conseil donnerait au Parti destourien libre (PDL) présidé par Abir Moussi 35% d’intentions de vote, si des élections législatives anticipées devaient avoir lieu en ce mois d’août 2020. Ennahdha vient en deuxième position avec 21,9%. Qalb Tounes troisième (10%), suivi par Attayar (6,6%), Al Karama (6,3%) et Echaab (5,7%). Ce sondage vient au moment où le chef de gouvernement désigné Hichem Mechichi est sur le point de constituer son gouvernement et de clôturer les concertations pour lui obtenir le vote de confiance à l’Assemblé des représentants du peuple (ARP).
Or, en parfait accord avec le président de la république Kaïs Saïed qui l’a nommé, le chef de gouvernement désigné s’est engagé sur une voie ô combien périlleuse. Il a choisi de constituer un gouvernement composé de personnalités de haute compétence sans coloration partisane. Pour lui, les partis politiques représentés à l’ARP, qui sont la cause même des problèmes du pays, ne peuvent en être la solution. «Illi chabbakha ma ykhallashach», contrairement aux paroles de la chanson d’Abdelhalim Hafedh.
La perspective de leur exclusion du gouvernement braque les islamistes
Déjà, la secte des Frères musulmans d’Ennahdha et son antenne, la bande de pseudo-révolutionnaires d’Al Karama, sont catégoriques : ce gouvernement qui les écarte du pouvoir ne doit pas passer. Ils exigent un gouvernement d’union nationale où ils garantiraient au moins un nombre de portefeuilles proportionnel à leur représentation à l’ARP. Exclus du pouvoir, les islamistes ne peuvent plus continuer leur rapine. Par ailleurs, ils ne peuvent plus peser pour que les dossiers les accablant ne sortent au grand jour. Pour eux le risque est grand.
Attayar, le bâtard du Congrès pour la République du piètre Moncef Marzouki, conformément à sa réputation de chasseur de dots, a déclaré lui aussi refuser de cautionner un gouvernement de technocrates. Ses leaders postulent à des fauteuils au gouvernement et aux privilèges associés. Le plan de Mechichi ne correspond donc pas à leurs attentes.
Le mouvement Echaab, en pur parti nationaliste arabe, ne peut se détacher de sa tactique entriste et de son rêve putschiste pour accepter de bon gré de se dessaisir d’une chance où il pourrait être représenté au gouvernement. C’est ce qui explique son hésitation à soutenir la démarche du chef de gouvernement désigné.
Qalb Tounes, le parti désormais damné par beaucoup de ses électeurs, est conscient qu’il ne va rien gagner de ces polémiques et de ces tractations sur la constitution du gouvernement. Il sait qu’Ennahdha ne s’est rapproché de lui que pour servir ses propres intérêts et pour mieux le rejeter à la première occasion venue. Donc, cela ne le dérange guère de pousser au pourrissement.
Le PDL joue sur du velours, mais il ne doit pas surestimer sa force
Quant au PDL, il n’a pas d’intérêts particuliers à défendre pour exiger un quota dans le gouvernement en gestation. Par ailleurs, ce parti dispose au parlement de 16 députés dont les voix peuvent faire pencher la balance d’un côté ou d’un autre lors d’un vote mitigé, d’où leur importance. Or Abir Moussi a entretenu le mystère mais elle a affirmé que son parti accordera la confiance au prochain gouvernement si celui-ci s’avère réellement indépendant des partis et, surtout, ne comptant aucun ministre appartenant ou proche d’Ennahdha. En revanche, elle ne soutiendra pas un gouvernement où il y aurait une représentation directe ou indirecte des islamistes. Allez donc savoir quel sens donnerait-elle à ce terme «indirect».
Dans ce contexte, vient le sondage de Sigma donnant 35% d’intentions de vote au PDL qui devancerait ainsi Ennahdha de 14 points. Avec ce résultat, le PDL pourrait dépasser 40% de voix en cas d’organisation d’élections législatives anticipées. Car, il y aurait les indécis qui se rabattraient sur celui qu’ils considèreraient le plus fort et ceux qui opteraient pour le vote utile. Bref, le scénario du succès de Nidaa Tounes en 2014 pourrait se répéter avec le PDL.
Ce sondage qui, à mon avis, a bien exagéré le score du PDL, se prête à deux lectures.
Il pourrait avoir pour but de chatouiller l’ego surdimensionné qui frise la mégalomanie d’Abir Moussi, et de pousser le PDL à ne pas voter la confiance au gouvernement de Mechichi, en lui faisant miroiter une victoire aux législatives anticipées. L’impatience de rendre son lustre d’antan au RCD, l’ancien parti au pouvoir sous la dictature de Ben Ali, le tapage des médias et des réseaux sociaux sur l’avancée du PDL, héritier direct du RCD, pourrait inciter ce dernier à suivre cette voie hasardeuse. Or, le jour du vote, ce ne seront pas les sondages qui trancheront mais les citoyens mobilisés. Il faut aussi compter avec l’impartialité supposée de Nabil Bafoun, le président de l’Instance supérieure indépendantes des élections (Isie).
Là, la machine du PDL n’est pas rodée et ce parti risque d’être terrassé par une mauvaise surprise. Il aurait participé à une aventure très périlleuse pour le pays sans réussir à avoir le résultat escompté. Au mieux, aurait-il quelques sièges de plus qui ne serviraient au groupe parlementaire du PDL qu’à avoir des minutes supplémentaires pour caqueter sur les travées de l’ARP et haranguer des islamo fascistes blasés.
Les élections législatives anticipées pourraient réserver des surprises à toutes le parties
D’ailleurs, les très probables élections législatives anticipées ne donneraient pas à l’ARP une configuration qualitativement différentes ou meilleure que celle siégeant actuellement. Il faut compter aussi avec une abstention qui fausserait toutes les prévisions.
Le sondage de Sigma Conseil, en donnant au PDL un score aussi dissuasif pour les islamistes, peut avoir l’effet d’un coup de bluff qui dissuaderait les Frères musulmans de voter contre le prochain gouvernement et de provoquer ainsi la dissolution de l’Assemblée et la convocation d’élections législatives anticipées qui se retourneraient contre eux comme un boomerang.
Pour éviter ce scénario, la secte des Frères musulmans pourrait reporter le chambardement législatif à des jours meilleurs. D’autant que, selon le sondage de Sigma Conseil, les affidés d’Ennahdha, d’Attayar, d’Al-Karama, de Qalb Tounes ou de Tahya Tounes… ne sont pas mieux lotis et ne pourraient pas lui être d’un grand secours devant une coalition qui se constituerait autour du PDL. Mais la secte des Frères musulmans ne s’est jamais fiée aux sondages pour définir sa politique. C’est son pragmatisme qui lui a valu la longévité lui ayant permis de peser sur la scène politique depuis 2011.
Les dés sont jetés, accordons le préjugé favorable à Mechichi, peut-être serait ce l’amorce d’une sortie d’une galère qui n’a que trop duré. Neuf ans c’est plus que trop. Nous ne sommes pas obligés de suivre le sort de nos cousins phéniciens.
* Analyste politique.
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