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‘‘Charlie Hebdo’’ où l’art de caricaturer la liberté

La France, nation de Pascal, de Voltaire et de Hugo, se doit de remettre sa pensée à l’endroit, de se rappeler à ce concept magique qu’est celui de la laïcité authentique dans toutes ses premières fraîcheurs, celle qui rend possible le vivre-ensemble sans heurts ni conflits, celle qui permet de relever le pari d’un pluralisme religieux joyeux et apaisé.

Par Adel Zouaoui *

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Certes, Samuel Paty, pacifique et paisible professeur d’histoire-géo est une victime, non seulement d’un crime innommable et infâme, commis par un désaxé obscurantiste, mais aussi de l’ambiance de haine montée depuis quelques années contre l’islam et les musulmans au nom de je ne sais quelle liberté.

Les caricatures du prophète Mohamed publiées dans le journal satirique ‘‘Charlie Hebdo’’ y sont pour beaucoup. Elles ont contribué, dans un contexte social déjà explosif, à mettre de l’huile sur le feu, à attiser la haine entre les communautés, à entretenir les malentendus, et de surcroît, à rajouter une couche au ressentiment des Français musulmans envers leur propre nation, la France, puisque c’est de la leur qu’il s’agit. Ils n’en connaissent pas d’autres.

Des intellectuels, des politiques, des citoyens français et même des imams se sont indignés de cet assassinat. Ils ont tout à fait raison. Toute violence est condamnable d’où elle vient et quelle qu’elle soit, surtout commise de la manière la plus barbare, par décapitation. Pour se défendre et défendre ses convictions politiques ou religieuses, n’y a-t-il pas mieux que la parole, le propos et l’argumentaire ? Et même ceux-là doivent être pacifistes, empreints de raison et de bon sens, de peur qu’ils prédisposent qui que ce soit à la haine, qui est à son tour consubstantielle à la violence morale ou physique.

Peut-on rire de tout jusqu’à l’offense ?

Bref, face à un tel crime d’un autre temps, horrible et effarant, la bien-pensance française s’est laissé s’égarer dans des explications confuses, fumeuses, saugrenues et malveillantes. Si d’aucuns crient haut et fort que la République est en danger et que le Moyen Âge fait irruption au cœur des villes du pays des lumières, d’autres vitupèrent que leur mode de vie et leur liberté, surtout celle de rire de tout, sont bien menacés. Mais qu’à ce la ne tienne. Peut-on rire de tout jusqu’à l’offense, jusqu’à la provocation, au nom de la liberté, au nom de la laïcité, les deux principes fondateurs de la République française.

Arrêtons-nous d’abord à ces deux derniers vocables. La liberté, oui, on s’en réjouit tous, celle qui nous permet d’exprimer nos opinions, nos points de vue, nos idées. Celle aussi qui nous permet de revendiquer notre différence, haut et fort, sans pour autant renier celle des autres. Celle qui nous élève au statut de l’être humain qui n’aurait pas à suivre, comme des moutons de panurge, les idées d’un despote sanguinaire, de peur d’être envoyé à l’échafaud. C’est pour cette liberté-là que la France s’est battue il y a plus de deux cents ans, celle de Rousseau, de Voltaire, de Tocqueville, et plus tard celle de Sartre, de Camus, de Simone de Beauvoir pour ne citer que ceux-là. Et c’est de cette liberté-là que les peuples opprimés de par la planète ont rêvée et rêvent encore.

Quant à la laïcité, ce beau concept dont le vocable n’a d’équivalant dans aucune autre langue de par le monde, elle implique l’idée de la neutralité de l’Etat et de la l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction aucune. Mais pas seulement, elle se veut aussi de garantir aux différents croyants et même aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs croyances et de leurs convictions.

En creux, liberté et laïcité constituent les deux mamelles d’un atout dans nos sociétés ouvertes et continuellement bousculées par les transformations culturelles et éthiques. Un grand atout fédérateur au-dessus de nos croyances quelles qu’elles soient.

Pour ce faire, l’école républicaine demeure le lieu par excellence où doivent se faire tous les apprentissages de toutes ces valeurs. Lesquelles ne peuvent éclore et s’enraciner en chacun de nous que si elles sont solidement accompagnées d’un effort consenti envers la connaissance de nos différences culturelles et cultuelles, de notre propension à l’échange, de notre aptitude à s’ouvrir sur nos diverses altérités.

En fait, c’est cette connaissance de nous-mêmes dans toute sa pluralité qui nous immuniserait vraisemblablement contre toutes sortes d’amalgames entre liberté d’expression, blasphèmes, insulte et laïcité. C’est cette même connaissance qui nous permettrait de prendre la mesure du gouffre qui sépare la raison du fanatisme et la lumière des ténèbres.

Les défenseurs d’une liberté travestie

Mais qu’en est-il aujourd’hui de tout cela. On est à mille lieues de ces premières valeurs républicaines qui ont fait de la France ce qu’elle a toujours été. Aujourd’hui hommes de médias, artistes et intellectuels rivalisent dans la défense d’une liberté travestie, celle qui autorise l’insulte et le blasphème, celle qui rabaisse et méprise, celle qui blesse et provoque. Une liberté dépourvue du sens du respect de la diversité humaine, sa composante essentielle. Le respect envers autrui, envers les cultures, les races, les cultes et les confessions, les langues, les us et coutumes.

La liberté qui autorise et légifère les caricatures obscènes et humiliantes de Mohamed, prophète de un milliard et demi de musulmans de par le monde, n’en est pas une. Elle ne peut être que biaisée. Elle est, de surcroît, du pain bénit pour ces âmes habitées par la haine, leur permettant de justifier leurs macabres stratagèmes et d’inoculer leur venin aux faibles d’esprits; en espérant les transformer en des illuminés, des fanatiques obtus, des jihadistes sanguinaires, qui un jour terroriseront l’humanité, faucheront des vies innocentes, y compris celles de leurs coreligionnaires, pour imposer leur propre vision du monde.

Finalement à quoi aurait servi de montrer à des élèves adolescents une photo d’homme nu censé représenter le prophète Mahomet? À quelle fin d’apprentissage? Quelle aurait été l’attitude d’un élève d’origine maghrébine qui en rentrant chez lui verra son père ou son grand-père vénérer et idolâtrer ce même prophète dont on vient de se gausser.

Dans quelle état d’âme sont tous ces Français de confession musulmane qui pour s’excuser des crimes qu’ils n’ont pas commis doivent cautionner à leur corps défendant le blasphème fait à leur prophète. Au seul motif que ‘‘Charlie Hebdo’’ cible toutes les religions, toutes les superstitions, tous les dogmes, sans exception. Mais c’est sans compter avec les subtilités et les particularismes de chaque culture.

Entre-temps, on polémique sur l’obligation de servir du porc dans les cantines scolaire. On lâche Eric Zemmour dans des plateaux-télé tirer à boulets rouge sur les musulmans tous azimuts. On encense le roman de Michel Houellebecq intitulé ‘‘Soumission’’, où il convertit la France à l’islam; en sous-entendant que cette dernière sera un jour gouvernée par des musulmans barbus et enturbannés.

Paradoxalement, on fustige Dieudonné et ses sketchs antisémites. On déprogramme le film ‘‘Autant en emporte le vent’’ au motif qu’il dépeint des préjugés racistes envers les noirs. On intime l’ordre de retirer les logos à connotation racistes sur les emballages des produits alimentaires. On dénonce le harcèlement sexuel. On défend les droits des homosexuels. On abhorre les caricatures antisémites du temps du gouvernement de Vichy.

Mais quand il s’agit d’islam et de musulmans c’est le contre-pied qu’on prend. On caricature la figure la plus sacrée et la plus idolâtrée de l’islam, de la manière la plus obscène qui soit, tout en s’échinant à faire accroire que c’est de la liberté d’expression. Et gare à celui qui crie au scandale. Il sera taxé d’ignominie pour vouloir passer les victimes pour les bourreaux et d’encourager par ricochet l’implacable mécanique terroriste.

Une laïcité à la tête du client, à deux poids et deux mesures

À quoi joue-t-on ? De quelle laïcité nous parle-t-on ? Une laïcité-girouette qui suit le sens du vent de la haine confessionnelle et raciale. Une laïcité à la tête du client, à deux poids et deux mesures. Celle qui autorise le droit à l’insulte aux uns et l’interdit aux autres. Il est difficile dans cette ambiance kafkaïenne de serpenter sur une si fragile ligne de crête sans basculer dans le pire ou dans l’encore pire. Dans la haine raciale ou dans l’effusion de sang.

La nation de Blaise Pascal, de Voltaire, de Victor Hugo se doit de remettre sa pensée à l’endroit, de se rappeler à ce concept magique qu’est celui de la laïcité authentique dans toutes ses premières fraîcheurs, celle qui rend possible le vivre-ensemble sans heurts ni conflits, celle qui permet de relever le pari d’un pluralisme religieux joyeux et apaisé. Une laïcité des origines qui barrerait la route à ces illuminés, de Mohamed Merah, aux frères Kouachi, en passant par Amedy Koulibaly, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel et tant d’autres.

* Sous-directeur chargé de l’organisation des manifestations scientifiques à la Cité des Sciences de Tunis.

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