Bien qu’il se montre souvent aux côtés du président Erdogan, un néo-libéral qui avait inauguré un programme de privatisations tous azimuts soutenu ouvertement par le FMI, Ghannouchi ne reste pas moins un disciple du leader soudanais des Frères musulmans, Hassan Al-Tourabi, dont l’islam politique est profondément ancré dans un nationalisme arabe teinté de socialisme nassérien. C’est cette contradiction congénitale qui émerge aujourd’hui au cœur du parti Ennahdha et menace de le faire imploser.
Par Helal Jelali *
La fronde d’une centaine de hauts responsables d’Ennahdha contre Rached Ghannouchi, le président du parti islamiste tunisien, est en fait une scission de deux courants au sein de l’islam politique. La première, un islamisme du leader soudanais Hassan Al Tourabi ancré dans le nationalisme arabe et teinté de socialisme nassérien et celui de Receb Tayyip Erdogan, un islamisme marqué par le néo-libéralisme et les privatisations des entreprises publiques. Deux écoles qui n’avaient cessé de s’affronter de Kuala Lampur à Rabat. Elles se sont affrontées même dans l’Iran chiite où les islamo- progressistes ont été violemment écartés du pouvoir dès les premiers mois après le retour de l’imam Khomeiny à Téhéran.
Erdogan fait rimer islamisme et nationalisme
L’organisation internationale des Frères musulmans s’est toujours méfiée de la création de partis politiques nationaux. Sa stratégie, non déclarée, consistait à présenter des candidats indépendants aux élections et donnait ses instructions politiques discrètement à ses élus. La raison est simple, pour les Frères musulmans, un parti politique serait la matrice de divisions et d’ambitions personnelles qui pourraient nuire aux intérêts de la «oumma islamiya» (nation islamique) et à l’essence même de l’islamisme politique, qui porte en lui la promesse suprême de l’instauration du califat.
Depuis 1960, le mouvement islamiste turc avait affronté quatre grandes scissions et la création de nombreux partis politiques : Parti de l’Ordre, Parti de la Vertu, Parti du Salut National, etc., Mais celui qui a réussi à fédérer les islamistes turcs fut Erdogan, qui avait usé et abusé d’un discours plus nationaliste qu’islamiste. Ce n’était pas l’option de Necmeddine Erbakan, fondateur du courant islamiste des années soixante.
Quant au parti Ennahdha, soudé et discipliné au temps de la «Troïka» (2012-2014), traverse, depuis une année, une tempête marquée par des démissions et des scissions.
Bien sûr, à première vue, la principale raison de cette fissure serait l’entêtement de son président Rached Ghannouchi à s’accrocher au pouvoir, à maintenir une gestion clanique du parti et à refuser d’organiser un congrès qui mettrait fin à son mandat. Mais la crise de leadership au sein d’un parti est souvent le symptôme d’une crise plus profonde, parfois même un jeu de plaques tectoniques…
Aujourd’hui, rien n’exclut que les dissidents ne soient pas tentés de créer un autre parti. Les anciens ministres Zied Ladhari, Lotfi Zitoun, Mohamed Ben Salem et Abdellatif Mekki y pensent sûrement en se rasant le matin.
La genèse de la crise
L’histoire d’Ennahdha est perlée de plusieurs crises depuis 2011. Les militants de l’intérieur, souvent des universitaires, n’avaient-ils pas accouru chez l’ancien Premier ministre Mohamed Ghannouchi, qui avait été maintenu à son poste jusqu’au 27 février 2011, pour lui suggérer de retarder le retour de leur leader en Tunisie. En politique, les arrière-pensées sont, parfois, plus parlantes que les déclarations. Certains observateurs avaient compris que ces militants n’auraient pas souhaité son retour au pays. Mais le Guide avait un atout nécessaire pour le parti, une belle caisse d’argent délivrée par certains pays du Golfe.
Le choix de la candidature de Habib Jemli pour présider le gouvernement au lendemain des législatives de 2019 et le lâchage de Zied Ladhari – ce dernier a fait campagne même auprès de l’administration américaine – a été manifestement l’erreur impardonnable pour les jeunes cadres du parti. Enfin, cette alliance avec le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes, est qualifiée par la base populaire de «malsaine». Donc, depuis le décès de l’ancien président de la République Béji Caid Essebsi, toute la tactique politicienne de Ghannouchi a «foiré».
La grande fissure
Pendant le règne de la «Troïka», le parti islamiste avait réussi à donner l’image d’un mouvement politique préoccupé par les conditions sociales des couches défavorisées. Il avait engagé une campagne de recrutement de dizaines de milliers de fonctionnaires dans l’administration et les entreprises publiques, et des indemnités d’aide sociale directe ont été attribuées sans tenir compte des conséquences macroéconomiques et des déséquilibres dans les finances de l’État, ce qui avait conduit à l’envolée de la dette publique. La «Troïka» n’avait pas choisi un plan de lutte contre la pauvreté bien encadré financièrement. Ces mesures apparemment populaires, avec le développement du commerce informel, ont provoqué la méfiance du patronat et des décideurs économiques et des grandes familles bourgeoises.
Conséquence directe, ces choix économiques ont été l’occasion de faire émerger une nouvelle génération de Nahdaouis sensibles au réalisme économique et qui avaient ouvert leurs oreilles aux doléances des hommes d’affaires et experts économiques.
Entre les populistes de la première heure et les rénovateurs des beaux salons tunisois de la realpolitik, un mur a surgi pour marquer les plaques tectoniques. Même les vieux barons du Conseil de la Choura sont éclaboussés et c’est Abdehamid Jelassi qui claqua la porte pour dénoncer les dérives du cheikh. Le clientélisme a ses limites, et la caisse avait commencé à se vider et voilà qu’une centaine de dirigeants commence à violer la sacro-sainte discipline et mener, carrément, une campagne médiatique contre le big boss.
Ces dissidents voudraient travailler en confiance avec cette nouvelle bourgeoisie et obtenir le soutien du patronat et des banquiers pour redresser un parti en perte de vitesse avec son électorat, et avec les soutiens internationaux. Et cerise sur le gâteau, le président Kais Saied est aux aguets et rejette viscéralement tout compromis avec l’actuelle direction d’Ennahdha. Après ces fissures, la rupture entre les deux camps semble de plus en plus probable. Entre le mythe du Phoenix – cet oiseau qui renaît éternellement de ses cendres – et la résurrection, le jeu politique n’offre souvent qu’un seul joker… Celui de la catharsis d’Aristote… En clair, pour ne pas dire purification, le parti aura besoin d’une clarification quant à ses choix économiques …?
Pour Ghannouchi les dès sont donc jetés. Son erreur fatale a été sa candidature et son élection à la présidence de l’Assemblée. Son choix a été motivé pour convaincre ses amis de reporter le congrès du parti qui devrait mettre fin son mandat de dirigeant du mouvement islamiste. Aujourd’hui, il laisse ses amis plaider pour sa candidature à la présidentielle de 2024, pour les mêmes raisons.
M. Phoenix croit bien sûr à son propre mythe, sauf que ses adversaires les plus acharnés habitent bien dans le même immeuble que lui et connaissent bien tous ses secrets. En politique, l’adage populaire dit «tous les coups sont permis»… Bien qu’il se montre souvent aux côtés du président Erdogan, un néo-libéral qui avait inauguré un programme de privatisations tous azimuts soutenu ouvertement par le FMI, Ghannouchi ne reste pas moins un disciple du leader soudanais des Frères musulmans, Hassan Al-Tourabi, dont l’islam politique est profondément ancré dans un nationalisme arabe teinté de socialisme nassérien. C’est cette contradiction congénitale qui émerge aujourd’hui au cœur du parti Ennahdha et menace de le faire imploser.
* Ancien journaliste à Paris.
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