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Une obsolescence programmée : le système de gouvernement tunisien en sursis

Les trois «têtes brûlées» de l’Etat tunisien sont liés par un pacte de… mésentente totale.

L’Organisation de défense des consommateurs (ODC) est aux anges, elle qui depuis des années exhorte les ménages à consommer tunisien. Elle est servie. Le Made in Tunisia est à l’honneur cette année. Les produits divers importés de Chine et d’ailleurs semblent être de la pacotille devant l’ingénue trouvaille du génie tunisien : un système de gouvernement à usage unique, limité dans le temps et qui explose sciemment aux visages de ses concepteurs. C’est à cette autodestruction de tout un peuple que nous assistons aujourd’hui.

Par Mohsen Redissi *

L’obsolescence programmée est le stade suprême du capitalisme qui ne recule devant rien en poussant les ménages à la surconsommation. Son unique intérêt est le profit sans être trop regardant sur les moyens ou les conséquences, souvent néfastes sur l’environnement et les petites bourses.

L’affirmation est en contradiction avec la théorie et le livre du camarade Lénine qui soutient que «l’impérialisme, stade suprême du capitalisme». Une relation de cause à effet, où l’impérialisme dans ce cas de figure devient une fatalité sans aucune échappatoire. Doit-on le condamner ? Ou le célébrer ?

Des produits à durée de vie délibérément écourtée

Mais tout d’abord qu’est-ce-que l’obsolescence programmée ? L’article 99 de la Loi n° 2015-992 française du 17 août 2015 définit le procédé comme «l’ensemble des techniques par lesquelles un metteur sur le marché vise à réduire délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement». Les produits sont intentionnellement fragilisés. Cette technique, punie par la loi, permet d’aborder les marchés demandeurs de nouveautés, de stimuler la production, de nourrir la surconsommation et alimente artificiellement la croissance. D’autres la défendent en voyant dans l’obsolescence programmée un moyen de régler les crises économiques. Les entreprises doivent embaucher plus de main-d’œuvre pour honorer les commandes et répondre aux attentes de leurs clients.

À titre d’exemple, Netscape s’efforce à introduire un nouveau produit tous les six mois. 3M s’emploie à ce que 30% de son chiffre d’affaires proviennent de nouveaux produits. Sony met sur le marché en moyenne un millier de nouveaux produits par an. Le lancement en grande pompe de versions successives les produits de la téléphonie mobile, à durée de vie courte, est le meilleur/pire exemple de cette bataille.

La culture du tout jetable

L’obsolescence programmée constitue-elle un enjeu politique ? Cette théorie de l’usage unique n’a jamais été testée en politique. Un cycle de vie court choisi par le fabricant, ici le législateur, c’est du domaine de l’irresponsabilité absolue. L’atmosphère de suspicion généralisée qui règne en Tunisie et les guerres de position sur l’échiquier national favorisent l’émergence de conditions propices pour tester cette pratique héritée du consumérisme.

Les parlementaires de la Constituante ont piraté les esprits des Tunisiens. Pendant plus d’une année, leurs querelles se résumaient sur deux points : le Coran est-il la source de la législation ? La femme est-elle l’égale de l’homme ?

Accaparés par ces deux points essentiels certes, les législateurs en herbes ont pris beaucoup de retard dans l’écriture de l’essentiel : le mode de gouvernement, laissant le champ libre à l’esprit malade d’écrire la constitution de la peur. Pour certains constituants, les années de cachot ont eu raison de leur esprit de discernement. La Tunisie à peine sortie d’un double régime autoritaire tombe une proie fragilisée entre les mains de ses fossoyeurs.

La suspicion règne en maître absolu. Les trois pouvoirs (présidence, parlement et gouvernement) se neutralisent en limitant les prérogatives des uns et des autres. La constitution pose des poids et contrepoids pour balancer le pouvoir entre les trois principales institutions de l’Etat. Chacune mesure les actions des autres sur l’échelle des articles de la constitution. Le seul baromètre. C’est aux institutions constitutionnelles de régler leurs différends.

Une horloge interne détraquée

Une sensation de lourdeur règne dans le pays. Rien ne bouge. Tout semble enchaîné par les articles d’une constitution que l’on matraque, que l’on poursuit, que l’on traque (1). Les appels répétés des partis politiques et des citoyens sont pour changer la constitution et le mode de scrutin. Les plus audacieux ou les moins représentés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) appellent à la dissolution de l’assemblée. Elle ne remplie plus correctement son rôle. L’hémicycle est devenu une vraie poudrière. Les députés s’enflamment et tirent à boulets rouges, échangent des insultes et troquent des accusations au lieu de s’attacher à remplir leur mission première : trouver des solutions à un pays meurtri en votant des lois pour corriger les années d’oubli. Il y a une urgence dans la demeure.

La dernière trouvaille du président de la république est de brandir la menace d’opposer son veto lors de la prestation de serment de nouveaux ministres. Il marque ouvertement son désaccord total avec les choix de son «Premier ministre» qu’il accuse de procéder au limogeage de 11 ministres et d’en proposer d’autres sans le consulter. Y a-t-il un soupçon de trahison? Le jeu de guerre entre les forces en présence va tourner au désastre si les tensions continuent.

Une impression de déjà vu et vécu surtout. Le pays entier semble coincé dans une boucle intemporelle. On commence à s’habituer aux visages qu’on redistribue un nouveau jeu de cartes. Le cauchemar de revivre les mêmes événements vient troubler la sérénité de toute la population de jour comme de nuit. Un jour sans fin (2). Le pire de ce scénario est le côté sordide des enjeux politiques. Les élus refusent de reconnaître l’évidence : leurs querelles sont en train de démolir un système politique qu’ils ont mis trois ans à élaborer, mais surtout ils sont en train de tuer les ambitions d’une génération sacrifiée pour servir leurs intérêts.

Aux conseillers du palais de trouver une échappatoire. Le président va-t-il rester stoïque, quitte à créer un précédent ? La raison d’Etat prend-t-elle le dessus sur la raison ? L’orgueil va-t-il s’effacer au profit de la communauté ? L’honneur est-il sauf ? L’avenir nous le dira. La garantie de trois ans pour les modèles solides est périmée. La mécanique n’est plus huilée comme à la signature des contrats. Un éboulis bloque l’engrenage. Le pendule de l’horloge interne des acquis de la révolution s’est déclenché. Carthage, La Kasbah et le Bardo reviendront-ils sur leurs décisions ?

L’Organisation de défense des consommateurs (ODC) est aux anges, elle qui depuis des années exhorte les ménages à consommer tunisien. Elle est servie. Le Made in Tunisia est à l’honneur cette année. Les produits divers importés de Chine et d’ailleurs semblent être de la pacotille devant l’ingénue trouvaille du génie tunisien. Un système de gouvernement à usage unique qui explose sciemment aux visages de ses concepteurs. C’est une autodestruction.

Les écologistes et les verts plus réconciliant avancent une théorie naturaliste plutôt que mécanique pour expliquer cette déliquescence. Le ver était déjà dans le fruit. La nature humaine, destructrice à souhait, a fait son œuvre en toute tranquillité. Il faut traiter le mal à la racine. À nous d’avaler le fruit décomposé du travail de nos élus. Gare à l’indigestion, car nous aussi pauvres âmes, notre obsolescence est bien programmée.

* Ancien fonctionnaire international.

Notes :
(1)- Référence faite à «Sans la nommer», chanson écrite, composée et interprétée par Georges Moustaki, 1969.
(2)- «Un jour sans fin», comédie fantastique réalisée par Harold Ramis, 1993.

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