Nous sommes le 25 février 1986, une foule d’un millier de personnes, hommes et femmes infiltrés par quelques agents de la police politique, s’est regroupée au cimetière du Djellaz pour dire adieu au Dr Slimane Ben Slimane. Commentant l’événement, l’historienne Sophie Bessis écrit : «il n’est pas sûr que les jeunes Tunisiens aient en mémoire le nom de l’homme qui s’est éteint au matin du 24 février à plus de 80 ans… le Docteur Slimane Ben Slimane a pourtant consacré la majeure partie de sa vie à défendre son pays et l’idée qu’il s’en faisait».
Par Moncef Ben Slimane *
En effet, l’histoire officielle et les hagiographes de Bourguiba n’ont ménagé aucun effort pour jeter dans les oubliettes cet homme qui fut un historique, un «zaïm» (leader) du Néo-Destour, un des premiers défenseurs d’une Tunisie démocratique et des mouvements de libération algériens, vietnamiens et congolais.
Ceux qui ont connu Slimane Ben Slimane ou entendu parler de lui ont tous été frappés par la personnalité et la singularité de l’homme que Raouf Hamza, spécialiste du mouvement national, décrit en ces termes : «Cet homme de rigueur et de courage qui suscitait l’agacement des uns et l’admiration des autres mais qui en imposait à tous… Cet homme d’une rare fidélité à ses convictions et à ses choix… et d’une constante intransigeance dans son refus des compromissions et des faux semblants…»
Qui est Slimane Ben Slimane ?
Le Docteur Slimane Ben Slimane est né le 13 février 1905 dans le village de Zaghouan à une cinquantaine de kilomètres de la capitale Tunis. Fils d’un épicier analphabète, il a dû batailler pour que son père se décide à l’inscrire à l’école primaire, l’«école des koffars», et non à l’école coranique.
Ses études secondaires au Collège Sadiki lui fournirent l’occasion de faire ses premières expériences dans l’agitation politique nationaliste. Ayant réussi en 1928 à son baccalauréat mathématiques, il part en France pour suivre des études de médecine à Paris.
Durant son séjour parisien (1928-1937), il milite au sein de l’Association des étudiants musulmans nord-africains et de l’Etoile nord-africain où il côtoie plusieurs jeunes figures des mouvements communistes et nationalistes maghrébins.
Il adhère en 1934 au Néo-Destour et participe aux côtés de Hédi Nouira et Salah Ben Youssef, étudiants eux-aussi à la même époque à Paris, à la campagne pour la scission du Vieux-Destour.
Les études de médecine terminées, le Docteur Ben Slimane rentre en Tunisie (1936) et participe au Congrès de la rue du Tribunal du Néo-Destour de 1937 à la fin duquel il est élu membre du bureau politique.
Le 4 avril 1938, il est arrêté par la police française à Souk El-Arba (actuelle Jendouba) en compagnie de Youssef Rouissi au cours d’une tournée d’agitation dans la région du Nord-Ouest en vue d’appeler la population à la désobéissance civile. Quelques jours après, les événements sanglants du 9 avril 1938 vont entraîner l’arrestation de toute la direction du Néo-Destour et sa condamnation à la suite du fameux procès instruit par le Colonel de Guérin de Cayla.
Il restera incarcéré, en compagnie de tous les dirigeants néo-destouriens, à Téboursouk puis au Fort saint Nicolas de Marseille de 1938 à 1943. Tout le groupe des prisonniers nationalistes tunisiens sera libéré par le chef de la Gestapo de Lyon, le célèbre Klaus Barbie, qui espérait par ce geste négocier un éventuel appui des nationalistes tunisiens à l’Allemagne nazie. Espoir déçu malgré un séjour d’hôtes de marque à Rome après plusieurs années d’incarcération.
Débuts des divergences avec Bourguiba
À partir de 1949 apparaissent de profondes divergences entre le Docteur Ben Slimane et Bourguiba, soutenu par une bonne partie des dirigeants néo-destouriens, à propos des alliances du parti. On était en pleine guerre froide, Bourguiba défendait l’idée qu’il fallait se ranger du côté du bloc occidental, alors que le Docteur S. Ben Slimane prônait un certain neutralisme même si sa culture et ses amis politiques, les communistes et progressistes tunisiens, le font plutôt pencher du côté de l’URSS.
Et c’est à la suite de sa participation à une réunion du Mouvement de la Paix, organisation internationale proche du bloc socialiste, qu’il va en mars 1950 être exclu du bureau politique et du parti du Néo-Destour.
Au lendemain de l’indépendance, et malgré quelques tentatives de Bourguiba en 1959 de lui conférer des charges et des responsabilités au sein de la nouvelle administration et de l’assemblée nationale, il n’adhérera plus à aucun parti et choisira de faire un itinéraire au sein de l’opposition tunisienne en tant que personnalité politique indépendante et «compagnon de route» des communistes tunisiens. Il présidera ainsi une liste indépendante formée de progressistes et de communistes à l’occasion des premières élections législatives du mouvement en 1959.
Singularité et ténacité d’un engagement politique
En outre, il deviendra le premier président du Comité tunisien pour la liberté et la paix et créera en décembre 1960 avec Abdelhamid Ben Mustapha du Parti communiste tunisien, Rachid Belajouza et d’autres intellectuels de gauche le mensuel ‘‘La Tribune du Progrès’’. Deux années après sa parution, le journal va être suspendu et le Docteur Ben Slimane qui publia un article sur «Le Palais de Carthage et le pouvoir personnel» va comparaître en justice pour «appel à la sédition».
En 1967, il s’engage du côté du mouvement de libération vietnamien et tente de mobiliser l’opinion tunisienne contre l’intervention américaine en présidant le Comité de solidarité avec le peuple vietnamien. La sanction ne tarda pas puisqu’il est renvoyé du poste de médecin qu’il occupait à l’hôpital Habib Thameur.
Tout au long de ces années et malgré des itinéraires politiques opposés les ponts entre le Docteur Ben Slimane et Bourguiba n’ont jamais été complètement rompus. En effet, les deux hommes vont se rencontrer à deux occasions en 1962 et en 1966.
Le 14 août 1973, surprenant un peu tout le monde, Bourguiba rend visite au Docteur Ben Slimane à son domicile, le décore de l’insigne de «l’ordre du mérite» de Bourguiba et décide la levée de son exclusion du Néo-Destour.
Le 7e Congrès afro-asiatique d’ophtalmologie réuni à Tunis en 1980 lui décerna une dernière médaille puisque le Docteur Ben Slimane s’éteint le 25 février 1986 à l’âge de 81 ans.
Au cours des funérailles, les amis, les compagnons de route et même les adversaires d’hier lui ont rendu un vibrant hommage et rappelé la singularité et la ténacité de son engagement politique qui fut toujours guidé par une profonde conviction en une éthique de l’action et par un profond attachement à une certaine idée de l’intégrité et de la droiture.
Les notes et souvenirs rédigés par le Docteur Ben Slimane ont été rassemblés par sa famille et publiés dans un livre intitulé ‘‘Slimane Ben Slimane: souvenirs politiques’’ en 1989 et réédités en 2018 par les éditions Nirvana.
Cet article a été écrit sur le zaïm oublié pour lui servir et valoir ce que de droit : le respect.
* Professeur universitaire, président de Lam Echaml.
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